Keith Jarrett, "Somewhere" : L'incomparable magie du trio

Chacun des concerts de Keith Jarrett se déroule dans une atmosphère religieuse. Silence absolu, dans la salle et jusqu'aux entours. Entrée prohibée dès la fermeture des portes. Prises de vues interdites, quintes de toux malvenues, comme tout ce qui pourrait perturber la cérémonie. Car c'est bien de cérémonie qu'il s'agit. D'un rituel auquel se plient de bonne grâce les admirateurs du pianiste. Dont se gaussent ceux qui le disent capricieux et irascible, prêt à interrompre sa prestation à la moindre lueur de flash. La chose s'est déjà produite, et les sermons acerbes à l'adresse de ceux qui viennent non pour écouter, mais pour photographier.

 

Venant d'un concertiste classique formulant les mêmes exigences, manifestant les mêmes réactions, le reproche n'aurait pas lieu d'être : et nul ne songerait à lui en faire grief. Aucune raison, donc, de s'insurger contre un comportement qui reflète seulement la probité d'un homme portant si haut le respect dû à son art qu'il s'interdit - et interdit aux autres - de le galvauder.

 

Sur scène, peut alors commencer ce qui s'apparente à une séance médianimique. Elle se traduit d'abord par la transe qui s'empare du pianiste, corps torturé penché sur son instrument ou le quittant soudain pour l'esquisse de quelque pas de danse, soubresauts, hochements de tête, fredonnements à l'unisson des développements improvisés, borborygmes et petits cris pour évacuer la pression qui le submerge. Alors Jarrett ne s'appartient plus, et l'expression n'a jamais mieux convenu. Il appartient à la musique qu'il laisse advenir au bout de ses doigts. Corps et âme.

 

Dans ce maelström, tourbillons suivis d'accalmies, cascades vertigineuses, méandres débouchant sur des plages sereines, il entraîne ses compagnons, le bassiste Gary Peacock, blanchi sous le harnois, le batteur Jack DeJohnette. Leur complicité relève de la télépathie ou de la communication hypnotique. Ils accompagnent, soulignent, stimulent, voire précèdent les développements du pianiste, et jusqu'aux plus imprévus. Ils balisent pour lui les voies les plus étroites, les plus escarpées, celles qui exigent grands écarts harmoniques et acrobaties rythmiques. Ils rendent possibles ses sauts dans l'inconnu.

 

Leur association a trente ans d'âge. Dire qu'elle s'est bonifiée au fil du temps relèverait de la banalité la plus triviale. La vérité, c'est qu'elle reste, depuis longtemps, la référence absolue en matière de trio de piano. Les années semblent n'avoir pas de prise sur le toucher limpide de Jarrett. Sur son imagination. Sur sa capacité à renouveler de fond en comble les standards dont il a, depuis des lustres, entrepris l'exploration méthodique avec les mêmes accompagnateurs, après les aventures en solo qui l'ont d'abord fait connaître, au-delà du monde des seuls amateurs de jazz.

 

Il faut écouter "Somewhere", le dernier en date des albums enregistrés par le trio. Il a été capté en direct à Lucerne, lors d'un concert de 2009, et offre l'exemple achevé de l'esthétique du groupe, cette étonnante alliance entre référence, fût-elle distanciée, à la tradition, et exploration hardie de nouveaux horizons. Sophistication et naturel. Entre les deux, nulle solution de continuité. Ainsi le vieux standard Stars Fell On Alabama se trouve-t-il détaillé avec une tendre minutie et les développements improvisés auxquels il sert de trame ont de quoi fasciner, au sens premier du terme, pour peu qu'on leur prête une attention soutenue. Quant à Between The Devil And The Deep Blue Sea, qu'Harold Arlen composa en 1931, il offre au pianiste et au bassiste l'occasion de démontrer, avec l'appoint de DeJohnette, qu'il savent ce que swinguer veut dire.

 

Même fluidité, même logique dans l'enchaînement des chorus lorsque Deep Space, composition de Jarrett, débouche avec un parfait naturel sur le Solar de Miles Davis. Ou lorsque le pianiste s'immisce librement dans l'univers de "West Side Story", intercalant une des improvisations lancinantes dont il a le secret (Everywhere, thème éponyme de l'album) entre deux pièces de Leonard Bernstein, Somewhere et le populaire Tonight. Le disque se clôt sur un climat de sérénité par un autre standard, le méditatif I Thought About You, au terme d'un voyage musical jalonné de contrastes et longuement ovationné.

 

Vous ne connaissez pas encore Keith Jarrett ? Précipitez-vous sur ce CD dès qu'il sera dans les bacs des disquaires - ou accessible sur Internet. Ou, mieux encore, à l'un des trois concerts que le trio donnera en France cet été !

 

Jacques Aboucaya

 

Keith Jarrett, Gary Peacock, Jack DeJohnette, Somewhere, 1 CD ECM 276 6370/Universal music, en vente le 27 mai 2013.


Concerts : 1er juillet, Paris, Salle Pleyel. 12 juillet, Juan-les-Pins, Festival Jazz à Juan. 19 juillet, Lyon, Les Nuits de Fourvière.

 

 

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