Jazz : la fraîcheur des origines

Nostalgie ? Peut-être. Repli frileux ? Sûrement pas. Bien plutôt désir, sans doute inconscient, d’asseoir, par un retour aux racines,  une manière de légitimité. De rappeler, aux expérimentateurs invétérés qui, sous prétexte d’innovation, tirent en tous sens le jazz contemporain vers des contrées inconnues, qu’ils restent, malgré qu’ils en aient, garants de l’héritage. Qu’il existe en la matière ce que les sportifs appellent les fondamentaux. Autrement dit, des règles de base. Des impératifs à ne pas transgresser sous peine de s’exclure du champ de ce qu’il est convenu d’appeler jazz. Ce sont ces garde-fous qui différencient celui-ci de l’improvisation libre contemporaine comme de la world music où il court le risque de s’engluer.

 

Quoi qu’il en soit, on assiste, et pas seulement aux Etats-Unis, à un regain d’intérêt pour le jazz des origines, ou, du moins, pour celui que l’on nomme « classique », tel qu’il fut pratiqué jusqu’à l’apparition du be-bop dans les années 40. Ces exhumations, conduites par des passionnés, offrent quelques belles surprises. Les perspectives s’en trouvent même modifiées. On se rend compte que l’Europe apporta, dès les années 30 et même avant, sa pierre à un édifice évalué presque uniquement, par les historiens, à l’aune américaine. Que des musiciens du Vieux Continent étaient capables de tenir la dragée haute à leurs collègues d’Outre-Atlantique et de rivaliser avec eux. Que ceux-ci n’avaient pas l’apanage du swing, ni de l’improvisation. Et aussi, accessoirement, que le jazz, dans sa diversité, n’a jamais été un simple surgeon de la musique africaine-américaine.

 

Ces explorations du passé, riches en découvertes ou en redécouvertes, sont menées, en Italie, par des experts de la stature d’Adriano Mazzoletti et Anna Maria Pivatto. L’un et l’autre, bien connus, aussi bien dans leur pays qu’à l’étranger, pour leurs activités au service d’un art qu’ils connaissent mieux que quiconque. A l’enseigne de Riviera Jazz Records (1), ils proposent une imposante série intitulée Jazz in Italy et qui regroupe des enregistrements dont le plus ancien, reproduit dans l’album « Delle origini alle grandi orchestre » remonte à… 1912 : un ragtime, Deiro Rag, joué à l’accordéon par Guido Deiro et dont l’intérêt documentaire, à défaut de mieux, est incontestable. Comme l’interprétation en 1919, sur le même disque, du morceau signé Nick La Rocca et qui deviendra un standard du jazz traditionnel, At The Jazz Band Ball.

 

Au hasard d’une collection qui compte déjà plus d’une vingtaine d’albums et ne cesse de s’enrichir, des musiciens italiens, le plus souvent oubliés. Ils ont vécu  et enregistré dans leur pays ou à l’étranger, mais leur réputation n’a, souvent, pas franchi les frontières. Pas plus, du reste, qu’elle ne s’est affranchie de celles du temps.

 

S’il est hors de question d’en dresser une liste exhaustive, on retiendra, entre autres, Gorni Kramer (encore un accordéoniste !) qui connut son heure de gloire dans les années 30 et 40 et auquel sont consacrés deux disques. Ou encore, datant des années 40 et 50, « Beginnin’ Of Modern Jazz In Milano », la brochette de chanteurs et chanteuses réunis sous la bannière des « jazz And Hot Singers in The 30s », le CD « Jazz In Italy Under Fascism » et les « Rare And Unissued Jazz Concerts ». Sans omettre  « The Rise Of Dolce Vita » qui présente notamment le sextette de Benny Goodman, avec Roy Eldridge et Zoot Sims, enregistré à Rome en 1950.

 

Redonner vie à ces trésors relève du sacerdoce. Non seulement parce que cette entreprise ne saurait être menée que par des archivistes érudits, aptes à séparer le bon grain de l’ivraie, mais parce que le travail technique nécessaire pour rafraîchir les vieilles cires et rendre audibles ces enregistrements anciens relève de la gageure. Inutile de préciser que le résultat est, ici, remarquable.

 

Sacerdoce, aussi, celui auquel se consacrent chez nous, depuis des lustres, Frémeaux & Associés (2). J’ai eu l’occasion de parler ici même de cette maison qui s’attache à explorer le patrimoine du jazz pour en extraire des pépites. En témoigne la remarquable collection « Quintessence » qui, son nom l’indique, permet de suivre, à travers ses enregistrements les plus caractéristiques, la carrière d’un musicien.

 

Dans une démarche similaire à celle de leur confrère italien, Frémeaux & Associés rééditent aujourd’hui, en un coffret de trois CD, les premiers enregistrements du label Swing, créé en 1937 par Charles Delaunay, l’un des pionniers du jazz en France, avec Hugues Panassié. Consacré aux années 1937-1939, ce coffret fait une large place aux Américains, les pianistes Teddy Weatherford et Herman Chittison, le trompettiste Bill Coleman, le violoniste Eddie South, mais aussi au Quintette du Hot Club de France avec Michel Warlop et aux vedettes françaises de l’époque, le saxophoniste Alix Combelle, le trompettiste Philippe Brun, parmi d’autres.

 

On y entend même le poète Pierre Reverdy, accompagné par Philippe Brun et Joseph Reinhardt, en octobre 1937. Preuve que les poètes de la Beat Generation n’avaient rien inventé lorsqu’ils se produisaient, dans les années 50, avec les jazzmen de la West Coast…

 

Tous ces enregistrements, accompagnés d’un copieux livret fort bien documenté signé par le regretté Pierre Lafargue, ont fait l’objet du même travail de « nettoyage » que la collection italienne, et avec un résultat aussi probant. Ils méritent qu’on leur prête une oreille attentive. Pour beaucoup, surtout  pour les jeunes, une révélation, tant ils ont conservé leur fraîcheur initiale. Ce je ne sais quoi d’allègre, de primesautier, de naturel, qui fait trop souvent défaut aux créateurs d’aujourd’hui.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Jazz In Italy. Une collection de quelque 20 CD, Riviera Jazz Records, Via Livigno 145, 00188 Roma, Italia. info@rivierajazz.it

2 – Le label Swing, premières années, 1937-1939. Un coffret de trois disques, Frémeaux & Associés, 20, rue Robert-Giraudineau, 94300 Vincennes. www.fremeaux.com

 

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