French Standards Songbook, de Philippe Léogé : l’art d’un alchimiste

Rien de plus périlleux, pour un pianiste, que l’enregistrement d’un disque en solo. C’est l’épreuve de vérité. Il s’y trouve confronté à lui-même et à ses limites. Voire à ses démons. Sans garde-fou. Sans le soutien harmonique d’une contrebasse rassurante, sans un batteur pour le remettre dans le droit chemin du tempo. Seul en rase campagne – ce qui peut se concevoir sur quelques chorus à l’intérieur d’un morceau, mais suppose une bonne dose de témérité dès lors qu’il s’agit de parcourir une longue distance.

 

Philippe Léogé relève la gageure en s’attaquant, après quelques autres, au répertoire quasi inépuisable de la chanson française. Lequel, il est vrai, emprunte lui-même, parfois, aux standards américains. En témoigne le medley intitulé Monsieur Claude et regroupant le Worksong de Nat Adderley, Girl Talk que Neal Hefti écrivit pour l’orchestre de Count Basie, Round Midnight, sans doute le morceau de Monk le plus joué de par le monde, et Berimbau de Baden Powell. Autant de thèmes qui inspirèrent Claude Nougaro et connurent chez nous,  grâce à lui,  un succès populaire.

 

La réussite de cet album, ce qui fait que le pari est brillamment tenu, tient d’abord à sa cohérence. Par-delà la diversité des auteurs, des mélodies, des inspirations, des atmosphères et des climats, Léogé parvient à imposer sa lecture personnelle. Si bien que son disque y gagne une unité que ne vient rompre aucune rupture de ton. L’auditeur y est convié à un voyage parmi des chansons qu’il connaît, certes, mais repeintes à neuf, au point qu’il a l’impression de  les redécouvrir.

 

De  La Vie en rose et C’est si bon, popularisés par Louis Armstrong, à Que reste-t-il de nos amours ?, en passant par La Belle Vie de Sacha Distel, que reprit en son temps Frank Sinatra, et autres Nuages, composition emblématique de Django Reinhardt, Et maintenant, un des succès de Bécaud, et Ne me quitte pas de Jacques Brel, une promenade à la fois fidèle et distanciée. Tonalité dominante, une manière de mélancolie, de songerie méditative, y compris lorsque le morceau invite à l’allégresse (La vie en rose ou C’est si bon). Ainsi pénètre-t-on dans un univers familier mais qui révèlerait des étrangetés inattendues. Et même, grâce au pouvoir de suggestion du pianiste, une profondeur que l’on ne soupçonnait pas.

 

Autre facteur, et non des moindres, qui concourt au charme de l’album, la qualité de l’interprétation. Léogé connaît l’art de distiller les thèmes, d’en explorer les nuances avec une gourmandise subtile. Chacun de ses développements témoigne de sa parfaite maîtrise, tant dans le domaine mélodique que dans celui de l’harmonie. Un maître coloriste, doté d’une technique éprouvée. Un toucher précis, une main gauche capable d’évoquer fugitivement le stride comme d’habiller de somptueux accords des développements au lyrisme à la fois prégnant et discret.

 

 De Thelonious Monk, il a retenu l’utilisation du silence. Des pianistes qui ont marqué sa génération, les Jarrett, Hancock, Corea, voire Brad Mehldau, Il connaît les audaces harmoniques. Non qu’il s’inscrive délibérément dans une mouvance particulière. De toutes les influences reçues – une des plus manifestes étant l’usage de la réitération, qu’il doit peut-être à Jarrett – il a fait son miel. Résultat, un style original, tour à tour sobre et foisonnant. L’art de transfigurer une mélodie, de l’enrichir de diaprures au point que la moindre ritournelle en est transmuée et devient prétexte à des envolées où se déploie une riche imagination (Et maintenant).  Un vrai travail d’alchimiste. 

 

Jacques Aboucaya

 

Philippe Léogé, piano solo, My French Standards Songbook, 1 CD Plus Loin Music / Abeille Musique, mars 2014

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