Claude Bolling, Martial Solal : Deux approches du piano jazz

Deux pianistes, quasiment contemporains. Deux styles, voire deux approches du jazz fort différentes. En apparence opposées, en réalité complémentaires, tant il est vrai que cette musique peut, quasi simultanément, jouer sur plusieurs registres. L’une de ces approches, celle de Claude Bolling, privilégie le divertissement quand Martial Solal propose une musique  plus savante – plus « intellectuelle », diront certains, et d’un abord moins aisé. En schématisant, d’un côté, la légèreté, de l’autre, la profondeur.

 

Entre les deux conceptions, il serait absurde d’établir une quelconque hiérarchie, même si le côté touche-à-tout du premier, sa capacité à passer du ragtime au cross over (en compagnie de musiciens tels que Jean-Pierre Rampal, Pinchas Zukerman, Yo Yo Ma, Alexandre Lagoya et Maurice André) sans oublier le big band façon années 40 ont pu longtemps le faire prendre pour un dilettante et en agacer plus d’un.  De trois ans son aîné, Martial Solal, né en 1927, a subi, lui aussi, l’influence de la musique sérieuse, comme en témoignent certaines de ses compositions. Toutefois, loin de se consacrer à la reprise d’un répertoire éprouvé, il a toujours préféré la voie de la recherche, fût-elle la plus aventureuse.

 

L’un et l’autre ont signé la bande sonore de films qui ont connu un grand succès,  A bout de souffle de Jean-Luc Godard, Le Procès d’Orson Welles et Léon Morin, prêtre de Jean-Pierre Melville pour Solal, Borsalino de Jacques Deray pour Bolling. Ce dernier consacre du reste son dernier album, enregistré en 2011, à vingt-et-une de ses compositions  pour le cinéma qu’il interprète au piano solo. Certaines de ces bandes sonores, fort connues à l’instar de Borsalino déjà cité et Trois hommes à abattre du même Deray, ou encore le dessin animé Lucky Luke, Daisy Town, voire Le Magnifique de Philippe de Broca ou la série télévisée Les Brigades du Tigre, gardent un fort pouvoir d’évocation. D’autres parlent moins à la mémoire. Non qu’elles soient moins réussies, mais parce que les films qu’elles illustrent ont connu un succès fugitif. Or, en ce qui concerne le cinéma, si la musique est, à l’évidence tributaire de l’image, elle ne doit en aucun cas être redondante ou pléonastique, mais conserver une autonomie qui la fait vivre de son existence propre. Ainsi en va-t-il de nombre d’illustrations sonores, depuis les refrains de Broadway jusqu’à des leitmotive comme le lancinant Touchez pas au grisbi que Jean Wiener composa en 1954 pour le film éponyme de Jacques Becker, les uns et les autres devenus des standards..

 

Ce disque est donc évocateur de souvenirs, tant pour les cinéphiles patentés que pour les simples amateurs de cinéma.  Il remet en mémoire des thèmes oubliés, ressuscite des images que l’on croyait enfouies. C’est le côté plaisant de l’entreprise. On l’écoute sans déplaisir et on constate une fois de plus l’aisance du compositeur, son imagination, son art de trousser la ritournelle. Pour le reste, comment ne pas rester sur sa faim ? L’interprétation, au ras de la partition, manque de flamme, c’est le moins qu’on en puisse dire. Peu d’envolées, mais une lecture appliquée, rigoureuse, certes, mais un tantinet dépourvue d’âme. On a connu en d’autres occurrences un Bolling pianiste plus flamboyant. A écouter, donc, mais seulement pour se remémorer ou découvrir des mélodies qui vous poursuivent et dont on peine à se débarrasser. Preuve qu’elles sont parfaitement réussies.

 

Filant la métaphore culinaire autorisée par le double sens du mot « piano » et se souvenant qu’il fut, dans une autre vie, critique gastronomique, Alain Gerber écrit sur «  la grande cuisine de Martial Solal : rien que des spécialités, mais jamais de recettes. » C’est dans le livret de  la « Quintessence » consacrée au pianiste et qui couvre ses années parisiennes, entre 1956 et 1962. On ne saurait mieux dire. Les plats concoctés par Solal sont finement élaborés. A la fois légers et goûteux, persillés de cet humour qui sera sa marque propre tout au long de sa carrière.

 

On l’entend, dans ces deux disques, à la tête de son orchestre ou dans celui de Kenny Clarke, en quartette, trio ou solo.  Il arrange et joue des œuvres de Monk, Miles Davis, André Hodeir. Sans compter ses propres compositions, dont la fameuse Suite N° 1 en ré bémol pour quartette de jazz, enregistrée  en 1959 avec Roger Guérin, Paul Rovère et Daniel Humair, et qui fit sensation à l’époque. Quelques décennies plus tard, elle a conservé toute sa fraîcheur. 

 

Outre la subtilité et l’élégance, le refus de la facilité caractérise cette musique, avec la somptuosité des arrangements, singulièrement ceux que le pianiste a élaborés pour son grand orchestre. Lequel regroupait la fine fleur des solistes parisiens et que propulsait un Lenny Clarke souverain.

 

Avec Alain Gerber, dont la prose est aussi savoureuse que la musique de Solal et qui brosse de celui-ci un portrait d’une rare justesse  (« Il a su se construire lui-même, écrit-il, en ménageant à côté des points de suture, vis-à-vis d’une matrice inaliénable, des points de rupture. »), Alain Tercinet présente, avec sa précision et son érudition habituelles, les enregistrements qui ont fait l’objet de la présente sélection. Nul détail ne lui échappe, pas davantage les larges perspectives sur l’époque, les circonstances des enregistrements, leur réception critique. Une fois encore, le copieux livret, fruit de la collaboration d’un tandem complémentaire, confère à cette collection toute sa valeur.

 

Jacques Aboucaya

 

Claude Bolling, Cinéma piano solo, 1 CD, livret de Stéphane Lerouge, Frémeaux & Associés, septembre 2014, distribution Socadisc.

 

Martial Solal, The Quintessence, Paris 1956-1962, un coffret de 2 CD, livret d’Alain Gerber et Alain Tercinet, Frémeaux & Associés, septembre 2014, distribution Socadisc.

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