Jazz : Le tropisme français

La France a toujours constitué un pôle d’attraction pour les musiciens américains, et cela, dès les débuts du jazz. Non que le public de chez nous ait manifesté, au cours des ans, une réceptivité supérieure à celle de ses voisins européens. Mais le prestige de Paris, l’action d’organisateurs de concerts aussi déterminés et passionnés que le furent, entre autres, Hugues Panassié, Charles Delaunay ou, plus près de nous, Frank Ténot, autant de facteurs qui exercèrent sans conteste une influence déterminante. Trois productions récentes viennent, une fois encore, en témoigner.

 

Saluons d’abord comme il convient la poursuite de la publication, sous l’égide de l’omniscient Daniel Nevers, de l’intégrale de Louis Armstrong (1). Elle en est à son quatorzième volume et propose des enregistrements couvrant la période de la fin 1947 jusqu’à mars 1948. Soit, en trois disques, la production du trompettiste et chanteur entouré de son All-Stars de l’époque, probablement le meilleur qu’il ait jamais eu. Qu’on en juge : Jack Teagarden (tb, voc), Barney Bigard (cl), Earl Hines, succédant à Dick Cary (p), Arvell Shaw (b) et  Big Sid Catlett (dms) lui donnent la réplique. Sans compter, sur certaines plages, la chanteuse Velma Middleton.

 

Rien n’y manque, ni le concert du Carnegie Hall à New York en novembre 47, ni celui qui fut diffusé en direct sur Paris Inter depuis la Salle Pleyel, à Paris, et qu’était chargée de présenter Madeleine Gautier, égérie du Hot Club de France. Ni un duplex radio entre l’aéroport de New York et le vol Air France SBAZJ « Constellation 48 » au-dessus de l’Atlantique, en ce 19 février 1948 où Armstrong et ses musiciens, mais aussi quelques autres, dont Mezz Mzzrow et Jimmy Archey, prenaient leur envol pour la France.

 

Ils venaient participer à un festival qui devait rester dans les mémoires, le premier du genre organisé sur le Vieux Continent et même dans le monde : le festival de Nice qui déroula ses fastes du 22 au 27 février 48. Tous les concerts enregistrés dans cette ville, à l’Opéra et dans les salons de l’Hôtel Négresco, fournissent la matière des deux premiers disques, le troisième étant consacré au concert de Pleyel. Retransmissions en direct ? En différé ? En « simultané » ? Daniel Nevers démêle le vrai du faux ou de l’approximatif. Sa documentation est irréprochable, son ton volontiers narquois. Ou goguenard. Il ne se prive pas de brocarder (gentiment) Panassié (« Monseigneur Hugues »), de prendre, à bon escient, la défense de Jack Teagarden, malmené, pour cause de « fadeur », à la fois par Boris Vian et par André Hodeir.

 

Quant à la musique, même si Louis n’a plus l’inventivité qui fait le prix inestimable de ses premiers Hot Five et Hot Seven, même si son répertoire laisse peu de place à l’innovation, même s’il chante aussi volontiers, et même plus, qu’il n’improvise à la trompette, ses diverses prestations réservent toutefois quelques bons moments. Et on aurait tort de bouder son plaisir devant les morceaux qui mettent en valeur ses partenaires, Bigard dans Body And Soul, Hines dans son cheval de bataille Boogie Woogie On The Saint Louis Blues, parmi d’autres. Quant à la valeur de témoignage de ces enregistrements réalisés en pleine guerre (picrocholine) entre « raisins aigres », tenants du bebop (Parker et Gillespie jouent en France au même moment), et « figues moisies », farouches zélotes du style traditionnel, elle est, évidemment irremplaçable.

 

Autre trompettiste américain, autre phare du jazz à s’être produit à Paris, Miles Davis. C’était quasiment dix ans plus tard, le 4 décembre 1957. Il venait, à l’issue d’une tournée plus ou moins avortée, improviser, en compagnie de Barney Wilen (ts), René Urtreger (p), Pierre Michelot (b) et Kenny Clarke (dms), la bande originale du film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud. Une sorte de parenthèse dans ses enregistrements new-yorkais de la période 1954-1960 qui constituent l’essentiel de cette Quintessence, second volume à lui être consacré.

 

Une période on ne peut plus féconde dans la carrière de Miles. Sa rencontre, déterminante, avec Gil Evans va produire quelques disques phares dont des extraits nous sont ici proposés, « Miles Ahead », « Porgy And Bess », « Sketches Of Spain ». C’est aussi la période du fameux sextet qui enregistrera ce que l’on peut à bon droit considérer comme un manifeste du jazz modal, « Kind Of Blue », dont le succès fera le tour du monde. Sans compter le quintette avec John Coltrane dot sont repris ici quelques morceaux.

 

Y figue aussi The Man I Love, extrait de la séance du 24 décembre 1954 au cours de laquelle le brusque silence de Thelonious Monk donna lieu à des gloses et à des hypothèses sans fin. Alain Gerber parle joliment de « l’irruption du rien là où quelque chose était attendu ». On ne saurait mieux résumer la chose. Est-il utile d’ajouter qu’une fois encore le tandem Gerber-Tercinet donne sa pleine mesure et que le copieux livret auquel chacun apporte sa contribution, dans son domaine et son propre registre, participe de la réussite d’une collection dont on ne louera jamais assez les mérites et l’intérêt.

 

Quasiment à la même époque, entre 1957 et 1962, Ella Fitzgerald donna une série de concerts parisiens à l’Olympia (3). La chanteuse n’en était pas à sa première rencontre avec le public français devant lequel elle avait chanté à maintes reprises, écumant pratiquement, depuis 1952, toutes les salles de la Capitale. Elle se produira pour la dernière fois au Palais des Congrès le 30 mai 1990. Dans l’intervalle, le fameux concert d’Antibes-Juan-les-Pins à l’été 64 et son dialogue impromptu avec une cigale un tantinet effrontée.

 

Pour l’heure, à la fin des années 50 et au début des années 60, elle est au faîte de son art et de sa popularité. Elle a déjà enregistré, outre la série « Ella And Louis », plusieurs « Songbooks » (Cole Porter, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen) et ses concerts enregistrés live à Rome, Berlin ou Hollywood confirment son surnom de « First Lady Of Song ».

 

Michel Brillié, qui dirige avec Gilles Pétard la collection « Live In Paris », signe un livret qui révèle tous les tenants et aboutissants de la série de concerts enregistrés pour Europe N° 1 et reproduits dans ces trois disques, le rôle joué par l’impresario Norman Granz, celui de Frank Ténot. Il précise la place de ces concerts dans la carrière de la diva, narre maintes anecdotes plaisantes, comme cette supercherie qui permit de berner Granz. Lequel exigeait pour sa protégée la loge d’Édith Piaf, sous peine d’annuler un concert…

 

Quant à Ella, bien entourée par des musiciens au nombre desquels, selon les dates, les pianistes Paul Smith ou Lou Levy, les guitaristes Jim Hall ou Herb Ellis, les batteurs Jo Jones, Gus Johnson ou Stan Levey, elle est, comme toujours, merveilleuse, qu’elle distille la ballade (The Man I Love, April In Paris), reprenne quelques-uns de ses succès éprouvés (The Lady Is A Tramp, Mack The Knife) ou se lance dans les scats échevelés dont elle s’est fait une spécialité. Expressivité, musicalité. À faire écouter d’urgence à ceux qui se demandent ce que peut bien être le swing…

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Intégrale Louis Armstrong, vol. 14, « Constellation 48 ». Un coffret de 3 CD.

2 – Miles Davis, « The Quintessence » vol. 2, New York-Paris  1954-1960. Un coffret de 2 CD

3 – Ella Fitzgerald, « Live In Paris » 1957-1962. Un coffret de 3 Cd

Les 3 albums chez Frémeaux & Associés, distribution Socadisc

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.