Intégrale de la revue Midi-Minuit Fantastique, tome 2

Le Deuxième coup de (Midi-)Minuit

 

Parution chez Rouge Profond du second volume de la réédition « augmentée » des différents numéros de la revue Midi-Minuit Fantastique. Jean-Claude Romer, membre fondateur, évoque ici son travail d’archiviste, discret mais essentiel, d’une rigueur qui reste aujourd’hui exemplaire et qui a permis à cette revue de demeurer une référence. 

 

« Edison avait raison. Il avait inventé un procédé permettant à chacun de voir un film en restant tout seul dans son fauteuil. Il a fallu que les Frères Lumière arrivent et fassent du cinéma un spectacle collectif ! Autrement dit que je subisse les bruits de papier froissé de mon voisin quand il mange des bonbons ou l’odeur de son popcorn. Et cette obligation de rire avec les autres quand le film est comique ! Mais j’entends, moi, rire où je veux, quand je veux. Qui imaginerait de lire un livre avec, derrière son dos, quelqu’un qui, passant la main par-dessus son épaule, viendrait pointer du doigt tel ou tel paragraphe ? »


On ne s’étonnera pas qu’un tel individualisme ait condamné Jean-Claude Romer à demeurer un peu en retrait dans toutes les entreprises cinéphiliques collectives, au demeurant nombreuses, auxquelles il a participé. Il montre en souriant, mais avec une légère amertume, la couverture d’un des ouvrages qu’il a co-signés avec Pierre Tchernia. « Voyez, le nom de Tchernia est écrit en gros… et celui de Romer en tout petit. » Injustice des génériques et des crédits. Mais est-ce bien grave ? Nous savons bien que le vrai pouvoir reste le plus souvent dans l’ombre. Romer a concocté plus de 25000 questions portant sur le cinéma pour différents jeux ou émissions télévisés. Et pour cela, il fallait, comme il dit, « se lever de bonne heure ». Mais les vrais cinéphiles n’avaient pas vraiment besoin de cette précision. Imdb, l’International Movie Data Base, existait en France avant même qu’Internet ne soit inventé. Et Imdb s’appelait alors Jean-Claude Romer.


L’enfant Romer découvre le cinéma pendant la guerre. Avec sa mère, il n’avait qu’à traverser la rue pour aller au Palais-Avron, devenu depuis, comme tant d’autres salles, un supermarché, mais qui était alors comme une réplique miniature du Grand Rex. « Il faisait froid. Ce n’était pas chauffé. On apportait avec soi une couverture. Mais le programme changeait toutes les semaines. »


On ne parlait pas encore officiellement à l’époque de cinéma fantastique. On employait plutôt, pour désigner des films tels que les Visiteurs du soir, l’adjectif poétique. Mais c’est cet aspect du cinéma qui fascinait le jeune garçon, parce qu’il y retrouvait ce qui l’avait séduit dans les bandes dessinées de l’Age d’Or, du vrai Age d’Or, précise-t-il : Flash Gordon (alias Guy l’Éclair), Mandrake, Tarzan. « Rien à voir avec Tintin ou Astérix, qui sont des bandes dessinées bien sympathiques, mais très enfantines. Les femmes dans Flash Gordon ou Mandrake étaient de vraies femmes. Dans les éditions originales américaines, elles avaient de vraies poitrines, que la censure française n’était pas encore venue raboter. Car toutes ces bandes, même si elles finissaient par être lues par des enfants, étaient d’abord et avant tout conçues pour un public adulte. »


Bande dessinée et cinéma se mêlent donc intimement dans la carrière professionnelle de Romer, et quand, par exemple, il rencontre Resnais pour la première fois, ce n’est pas un réalisateur qu’il a en face de lui, c’est un amateur éclairé de bandes dessinées. D’ailleurs, l’alliance officielle entre Romer et le cinéma fantastique se conclut un peu par hasard. Au départ, il y a simplement un étudiant en médecine qui va voir à la Cinémathèque un film intitulé Freaks, sans avoir la moindre idée de ce dont il s’agit. « J’ai été tellement impressionné que j’ai voulu réunir toutes les informations possibles sur son auteur, Tod Browning. » Ses recherches l’amènent tout naturellement à fréquenter, rue des Beaux-Arts, la librairie surréaliste le Minotaure. Il finit même par y passer plus de temps qu’à la faculté de médecine, et c’est là qu’il rencontre Michel Laclos, qui vient de publier un livre sur le fantastique au cinéma et qui lui propose de faire de Browning le sujet d’un prochain numéro de la revue Bizarre. Comme son nom l’indique, cette revue était consacrée aux choses curieuses et étranges, mais dans tous les domaines, et non pas seulement dans celui du cinéma. Jean Boullet [1] passe un jour au Minotaure et achète une vertigineuse pile de livres. Romer propose de l’aider à en transporter une partie jusqu’à sa voiture. La conversation s’engage : « Ah ! c’est très bien, Browning. Mais il faudrait ajouter James Whale, Boris Karloff, Bela Lugosi… » Débarquent un jour chez Boullet Michel Caen et Alain Le Bris, deux jeunes gens envoyés par l’éditeur Éric Losfeld : Boullet doit jauger leur compétence en matière cinématographique et dire si les projets éditoriaux qu’ils agitent méritent d’être pris au sérieux. Romer était chez Boullet ce jour-là : sans qu’on le sache, le noyau dur de Midi-Minuit Fantastique était déjà constitué…

 

*

 

Il y a à peu près un an était paru un très épais volume regroupant, avec une maquette revue et refondue, et divers ajouts à la fois textuels et graphiques, les six premiers numéros de MMF. Sans faire de mauvais esprit, on pouvait se demander, étant donné le caractère a priori assez « pointu » de l’ouvrage et son prix plutôt élevé, si le second volume qu’on nous promettait serait effectivement publié. Eh bien, le voici, plus riche encore et plus séduisant que le premier, avec des photos et des illustrations d’une qualité ahurissante, fruit du travail de Nicolas Stanzick, déjà cheville ouvrière du premier volume et faussaire de génie. Faussaire parce que, de son propre aveu, telle illustration résulte de la « fusion » photoshoppée de deux tirages photographiques différents, le principe consistant à garder le meilleur de chacun. Allez, disons-le, même la couverture, starring Barbara Steele (qui signe une préface dans laquelle elle rend hommage à Michel Caen, à Bava, à Freda et à MMF), est en partie truquée. Mais Nicolas Stanzick sait faire, avec du faux, du vrai plus vrai que le vrai, ce qui est d’ailleurs peut-être le principe même du fantastique.


Ce volume 2 garde donc l’esprit du premier volume et c’est très bien ainsi. On trouvera, entre autres, un dvd-bonus composé de courts métrages midi-minuistes. Mais il nous semble que ce second tome se signale essentiellement par son étonnante diversité. Bien sûr, les grands noms du fantastique (Fisher, Bava, Freda, Powell, Corman) sont là, que ce soit sous la forme d’entretiens ou d’essais ; bien sûr, ils voisinent avec des photographies de starlettes généreusement dénudées, mais le plus souvent oubliées (elles n’étaient pas toutes des Barbara Steele). Mais c’est en fait tout le cinéma qui défile dans ces pages. MMF avait repéré l’intérêt de James Bond dès Dr. No ; MMF avait bien vu que certains films de Jerry Lewis n’étaient pas uniquement des farces ; MMF ne craignait pas de se pencher sur les Parapluies de Cherbourg.


Saluons donc, encore une fois, la réussite de l’entreprise. Saluons la sincérité avec laquelle cet ouvrage joue le jeu de la nostalgie, avec toute la mélancolie que cela implique (Barbara Steele raconte à un moment donné à Nicolas Stanzick que Michel Caen avait peut-être eu raison d’égarer la photo d’elle qu’il conservait pieusement depuis quarante ans au fond d’un tiroir !). Mais à cette mélancolie se mêle, à chaque page, une énergie qui nous convainc que tous ces « vieux » films gardent un pouvoir de subversion que bien des films nouveaux leur envient. Jean-Claude Romer est lui-même d’une certaine manière l’illustration de ce paradoxe : s’il dit entendre de plus en plus le tictac de la pendule baudelairienne, il affirme aussi son refus de regarder dans le rétroviseur, de distinguer entre ses différentes activités et les divers chapitres de son existence : « Tout cela ne se disperse pas. Tout cela se rassemble. »

 

 

Imaginiez-vous, quand, au début des années soixante, vous avez fondé Midi-Minuit Fantastique, que cette revue pourrait être rééditée un demi-siècle plus tard ?

 

Jean-Claude Romer <> Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille. Mais nous voulions, dès le départ, que Midi-Minuit soit absolument irréprochable, au moins au niveau des filmographies et de la documentation. Je sais que c’est un sujet ingrat, mais je crois pouvoir dire que nous n’avons jamais été attaqués sur des questions factuelles. Toutes mes filmographies étaient originales, et vérifiées. J’avais à ma disposition ma propre bibliothèque et la bibliothèque de l’IDHEC, et je travaillais sur toutes les fiches, y compris sur celles qui concernaient des films que je n’avais pas vus. J’ai l’air de m’autocongratuler, et il a pu y avoir certaines inexactitudes, car, quoi qu’on fasse, le travail d’archiviste se heurte à des impondérables, mais j’ai été le plus gros client français, pour ne pas dire européen, de la librairie Larry Edmunds de Los Angeles — elle me fournissait, entre autres, les catalogues des copyrights de tous les films sortis aux États-Unis —, à tel point que, lorsque ses représentants sont passés à Paris, ils m’ont invité à venir farfouiller dans leurs stocks pendant un mois entier. Et c’est ainsi que j’ai rapporté de mon séjour à Hollywood un exemplaire du calendrier avec la fameuse photo de Marilyn Monroe nue que vous voyez sur ce mur.

 

Comment expliquez-vous toutes les erreurs qu’on trouve aujourd’hui dans les rubriques cinéma de certaines revues alors qu’il est désormais si facile de vérifier une information ?

 

Les gens qui ont trente ans aujourd’hui ne connaissent guère ce qui a pu se passer avant les années soixante. Et c’est paradoxalement parce qu’il est aisé de vérifier qu’ils ne vérifient pas : quand tout est disponible et facile, on ne fait pas d’effort. Moi, je devais me décarcasser comme un beau diable pour réunir des données sur un film oublié ou inconnu, et qui n’était jamais sorti en France.

 

Quelle était, selon vous, l’originalité foncière de Midi-Minuit Fantastique ?

 

La maquette, dont j’étais en grande partie responsable, puisque c’est moi qui avais la charge d’intégrer des documents au texte, incluait des éléments que jamais des revues « convenables » ne se seraient permis de publier. Nous reproduisions par exemple des pavés-presse, ces micro-affiches qu’on trouvait dans les journaux, français et belges, et qui devaient accrocher le lecteur en un dixième de seconde, le faire rêver. On ne rêve plus guère aujourd’hui avant d’aller voir un film, puisqu’on sait tout sur les films avant même qu’ils ne sortent. Quand je voyais l’affiche des 5000 Doigts du Docteur T., je fantasmais pendant plusieurs semaines. Je me demandais à quoi pouvait bien ressembler un tel film… Jean Boullet, qui était vraiment un visionnaire, m’avait même demandé d’illustrer ses articles avec des vignettes de bandes dessinées.

 

Inversement, on est frappé, en feuilletant les pages de ce second recueil, de voir que finalement aucun domaine du cinéma n’est exclu. Est-ce parce que, pour reprendre une de vos formules, tout bon film est fantastique ?

 

Il convient peut-être de mettre fantastique entre guillemets. Un film comme Rome ville ouverte n’est pas fantastique au sens strict du terme. On n’y voit pas de phénomènes incompatibles avec les lois dites naturelles. On n’y voit pas, pour reprendre l’exemple que j’ai pu donner dans le lexique de certains termes techniques que j’ai moi-même établi et qui sera sans doute publié dans le volume 3, des pommes qui montent vers le ciel après s’être détachées de la branche où elles étaient suspendues. Mais Jean Boullet s’était annexé tout le cinéma. Dans la mesure même où le fantastique introduit par définition des limites floues, il n’est pas interdit de penser que tout le cinéma est fantastique. Tout le cinéma est représentation. On parlait donc de tout le cinéma.

 

Votre critère de sélection pour un film, celui qui a pu vous faire dire un peu sèchement, à propos d’une première œuvre : « Je ne tiens pas à voir un second film de ce monsieur », est donc… ?

 

J’ai effectivement pu tenir ce genre de propos, je ne le nie pas, quand je devais voir des centaines de films pour n’en retenir que quelques-uns pour tel ou tel festival. Il fallait aller vite. Et si un film m’avait profondément irrité ou ennuyé, je n’hésitais pas à le dire.

 

Pensez-vous avoir défendu, au sens fort du terme, un certain type de cinéma ?

 

Nous ne brandissions pas tous forcément le même étendard. Michel Caen ne jurait que par Terence Fisher. Moi, je militais plutôt pour AIP (American International Pictures) ; je pensais — et je pense toujours — que la Petite boutique des horreurs de Roger Corman est un très grand film. Quand nous avons assuré la programmation du Studio de l’Étoile, nous avons fait découvrir ou redécouvrir Freaks dans sa version complète, les films de Tourneur… Nous avons essayé de montrer que le fantastique se nichait partout et que, finalement, il fallait s’intéresser au cinéma en général.

J’ai défendu dès son premier film un inconnu âgé de trente ans nommé David Lynch. Mon petit article sur Eraserhead m’a valu une lettre de quatre pages, manuscrite, dans laquelle il me remerciait, entre autres, d’avoir rapproché son film d’Un Chien andalou. Certes, Robert Benayoun m’expliquait qu’Eraserhead, c’était nul et qu’il voyait des dizaines de films du même genre quand il se rendait dans des universités américaines, mais Benayoun écrivait pour Positif et, d’après ce que je sais, Positif se vendait moins bien que Midi-Minuit. Benayoun avait même un jour bloqué le passage à un malheureux qui voulait assister à la même projection que lui : cette projection, voyez-vous, était exclusivement réservée à Positif !

 

Dans les milliers de films que vous avez vus, vous retenez en priorité…

 

… les Laurel & Hardy et les Tex Avery. Sans la moindre hésitation.

 

Puisque certains, s’inspirant du titre d’une émission à laquelle vous avez longtemps et activement collaboré, vous surnomment « Monsieur Cinéma », peut-on vous demander ce que le cinéma vous doit ?

 

Le cinéma ne me doit rien. C’est moi qui dois tout au cinéma. Si je suis encore en vie, si je survis, c’est grâce au cinéma. Je ne saurais trop vous conseiller à ce sujet le Manuel du parfait petit spectateur d’Ado Kyrou et Siné.

 

Le critique Georges Charensol disait qu’il exerçait son métier de critique uniquement « pour son plaisir ». Une telle affirmation « égoïste » recoupe-t-elle la vôtre ou la contredit-elle ?

 

Je crois que cela va dans les deux sens. Je dois au cinéma. Le cinéma me doit sans doute un peu. Disons que, quand je travaillais, les cinquante films que je voyais chaque semaine m’étaient imposés. Aujourd’hui, j’en vois autant, mais c’est moi qui choisis. Et il vaut mieux que je choisisse. Car la pendule tourne. [Jean-Claude Romer se met alors à lire une page contenant « l’ours » — autrement dit la liste des collaborateurs — de MMF et énumère les disparus, dont Michel Caen (mort cet été).] Il ne reste plus que Paul-Louis Thirard et Georges Lenglet. Je me sens comme dans les Dix Petits Nègres. Ça approche… Sans doute la pendule tourne-t-elle pour tout le monde, mais combien de gens en sont conscients ?

 

Vous dites vous-même, dans une page « inédite » de ce second volume, que le travail de Romain que vous accomplissiez n’a plus sa place aujourd’hui avec Internet. Mais quand vous entendez dire que les archives d’un de vos confrères qui avait passé soixante ans de sa vie à établir des dossiers finissent à la poubelle, parce qu’elles n’intéressent plus personne…

 

…je ne pense pas qu’il faille le « consoler ». Ces soixante années passées à établir ces dossiers ont été les plus belles années de sa vie. Ce qui était important, ce qui est important, c’est la quête, ce n’est pas la possession.


 

Propos recueillis par FAL

 

Midi-Minuit Fantastique, Une Intégrale augmentée sous la direction de Michel Caen et Nicolas Stanzick, Rouge Profond, octobre 2015, 60 €

 


[1] Foncièrement libertaire, anticlérical, ennemi des ordres établis et lancé personnellement dans une quête effrénée du bizarre et de l’interdit, Jean Boullet est aussi passionné par bien d'autres thèmes : la sexologie, l’illusionnisme, la magie, la démonologie, la mythologie populaire... En 1968, il ouvre rue du Château une librairie spécialisée dans ces thèmes et dans la BD de collection. Mais il ne tiendra ce commerce que pendant une année.

A plusieurs reprises il a voyagé au Maghreb, notamment en Algérie, au Maroc, en Mauritanie, mais aussi au Sénégal et au Soudan... En 1970, il revient en Algérie et c’est là qu’il met fin, selon la version algérienne dite « officielle », à ses jours : son corps est retrouvé pendu à un arbre. (Extrait de l’article Wikipedia sur Jean Boullet)

 

 

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