Patrick Modiano. Extrait de "L’Herbe des nuits"


EXTRAIT >

 

Pourtant je n’ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j’entendais la voix d’un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à l’esprit, certains visages, certains détails. Plus personne avec qui en parler. Il doit bien se trouver deux ou trois témoins encore vivants. Mais ils ont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s’il y a eu vraiment des témoins.

Non, je n’ai pas rêvé. La preuve, c’est qu’il me reste un carnet noir rempli de notes. Dans ce brouillard, j’ai besoin de mots précis et je consulte le dictionnaire. Note : Courte indication que l’on écrit pour se rappeler quelque chose. Sur les pages du carnet se succèdent des noms, des numéros de téléphone, des dates de rendez-vous, et aussi des textes courts qui ont peut-être quelque chose à voir avec la littérature. Mais dans quelle catégorie les classer ? journal intime ? Fragments de mémoire ? Et aussi des centaines de petites annonces recopiées et qui figuraient dans des journaux. Chiens perdus. Appartements meublés. Demandes et offres d’emploi. Voyantes.

Parmi ces quantités de notes, certaines ont une résonance plus forte que les autres. Surtout quand rien ne trouble le silence. Plus aucune sonnerie de téléphone depuis longtemps. Et personne ne frappera à la porte. Ils doivent croire que je suis mort. Vous êtes seul, attentif, comme si vous vouliez capter des signaux de morse que vous lance, de très loin, un correspondant inconnu. Bien sûr, de nombreux signaux sont brouillés, et vous avez beau tendre l’oreille ils se perdent pour toujours. Mais quelques noms se détachent avec netteté dans le silence et sur la page blanche...

Dannie, Paul Chastagnier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, « Georges », l’Unic Hôtel, rue du Montparnasse... Si je me souviens bien, j’étais toujours sur le qui-vive dans ce quartier. L’autre jour, je l’ai traversé par hasard. J’ai éprouvé une drôle de sensation. Non pas que le temps avait passé mais qu’un autre moi-même, un jumeau, était là dans les parages, sans avoir vieilli, et continuait à vivre dans les moindres détails, et jusqu’à la fin des temps, ce que j’avais vécu ici pendant une période très courte.

À quoi tenait le malaise que j’avais ressenti autrefois ? Était-ce à cause de ces quelques rues à l’ombre d’une gare et d’un cimetière ? Elles me paraissaient brusquement anodines. Leurs façades avaient changé de couleur. Beaucoup plus claires. Rien de particulier. Une zone neutre. Était-il vraiment possible qu’un double que j’avais laissé là continue à répéter chacun de mes anciens gestes, à suivre mes anciens itinéraires pour l’éternité ? Non, il ne restait plus rien de nous par ici. Le temps avait fait table rase. Le quartier était neuf, assaini, comme s’il avait été reconstruit sur l’emplacement d’un îlot insalubre. Et si la plupart des immeubles étaient les mêmes, ils vous donnaient l’impression de vous trouver en présence d’un chien empaillé, un chien qui avait été le vôtre et que vous aviez aimé de son vivant.

Ce dimanche après-midi, au cours de ma promenade, j’essayais de me rappeler ce qui était écrit sur le carnet noir que je regrettais de n’avoir pas dans ma poche. Des heures de rendez-vous avec Dannie. Le numéro de téléphone de l’Unic Hôtel. Les noms de ceux que j’y rencontrais. Chastagnier, Duwelz, Gérard Marciano. Le numéro de téléphone d’Aghamouri au pavillon du Maroc de la Cité universitaire. De courtes descriptions de différents secteurs de ce quartier que je projetais d’intituler « L’arrière-Montparnasse », mais je devais découvrir trente ans plus tard que le titre avait déjà été utilisé par un certain Oser Warszawski.

Un dimanche de fin d’après-midi en octobre, mes pas m’avaient donc entraîné dans cette zone que j’aurais évitée un autre jour de la semaine. Non, il ne s’agissait vraiment pas d’un pèlerinage. Mais les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser. Un chien empaillé que vous aviez aimé de son vivant. À l’instant où je passais devant le grand immeuble blanc et beige sale du 11, rue d’Odessa — je marchais sur le trottoir d’en face, celui de droite —, j’ai senti une sorte de déclic, ce léger vertige qui vous prend chaque fois justement qu’une brèche s’ouvre dans le temps. Je restais immobile à fixer les façades de l’immeuble qui entouraient la petite cour. C’était là que Paul Chastagnier garait toujours sa voiture, alors qu’il occupait une chambre rue du Montparnasse, à l’Unic Hôtel. Un soir, je lui avais demandé pourquoi il ne laissait pas cette voiture devant l’hôtel. Il avait eu un sourire gêné et m’avait répondu en haussant les épaules : « Par prudence... »

Une Lancia de couleur rouge. Elle risquait d’attirer l’attention. Mais alors, s’il voulait être invisible, quelle drôle d’idée d’avoir choisi une telle marque et une telle couleur... Puis il m’avait expliqué qu’un ami à lui habitait cet immeuble de la rue d’Odessa et qu’il lui prêtait souvent sa voiture. Oui, voilà pourquoi elle était garée là.

« Par prudence », disait-il. Je m’étais vite rendu compte que cet homme d’une quarantaine d’années, brun, toujours soigné dans des costumes gris et des manteaux bleu marine, n’exerçait pas un métier précis. Je l’entendais téléphoner à l’Unic Hôtel, mais le mur était trop épais pour que je suive la conversation. Seule la voix me parvenait, grave, parfois tranchante. De longs silences. Ce Chastagnier, je l’avais connu à l’Unic Hôtel en même temps que quelques personnes croisées dans le même établissement : Gérard Marciano, Duwelz, dont j’ai oublié le prénom... Leurs silhouettes sont devenues floues avec le temps, leurs voix, inaudibles. Paul Chastagnier se découpe avec plus de précision à cause des couleurs : cheveux très noirs, manteau bleu marine, voiture rouge. Je suppose qu’il a fait quelques années de prison comme Duwelz, comme Marciano. Il était le plus vieux et il a bien dû mourir depuis. Il se levait tard et il donnait ses rendez-vous plus loin, vers le sud, cet arrière-pays autour de l’ancienne gare de marchandises dont les lieux-dits m’étaient à moi aussi familiers : Falguière, Alleray, et même, un peu plus loin, jusqu’à la rue des Favorites... Des cafés déserts où il m’a emmené quelquefois et où il pensait sans doute que personne ne pourrait le repérer. Je n’ai jamais osé lui demander s’il était interdit de séjour bien que cette idée m’ait souvent traversé l’esprit. Mais alors pourquoi garait-il la voiture rouge devant ces cafés ? N’aurait-il pas été plus prudent pour lui d’y aller à pied, en toute discrétion ? Moi, à cette époque, je marchais toujours dans ce quartier que l’on commençait à détruire, le long de terrains vagues, de petits immeubles aux fenêtres murées, de tronçons de rues entre des piles de gravats, comme après un bombardement. Et cette voiture rouge garée là, son odeur de cuir, cette tache vive grâce à laquelle les souvenirs reviennent... Les souvenirs ? Non. Ce dimanche soir, je finissais par me persuader que le temps est immobile et que si je glissais vrai- ment dans la brèche je retrouverais tout, intact. Et d’abord cette voiture rouge. J’ai décidé de marcher jusqu’à la rue Vandamme. Il y avait là un café où m’avait entraîné Paul Chastagnier et où la conversation avait pris un tour plus personnel. J’avais même senti qu’il était au bord des confidences. Il m’avait proposé, à demi-mot, de « travailler » pour lui. J’étais resté évasif. Il n’avait pas insisté. J’étais très jeune mais très méfiant. Par la suite, j’étais retourné dans ce café avec Dannie.

Ce dimanche, il faisait presque nuit quand je suis arrivé avenue du Maine, et je longeais les grands immeubles neufs sur le côté des numéros pairs. Ils formaient une façade rectiligne. Pas une seule lumière aux fenêtres. Non, je n’avais pas rêvé. La rue Vandamme s’ouvrait sur l’avenue à peu près à cette hauteur, mais ce soir-là les façades étaient lisses, compactes, sans la moindre échappée. Il fallait bien que je me rende à l’évidence : la rue Vandamme n’existait plus.

J’ai franchi la porte vitrée de l’un de ces immeubles, à l’endroit approximatif où nous nous engagions dans la rue Vandamme. Une lumière au néon. Un long et large couloir bordé de parois de verre derrière lesquelles se succédaient des bureaux. Peut-être un tronçon de la rue Vandamme subsistait-il, encerclé par la masse des immeubles neufs. Cette pensée me causa un rire nerveux. Je continuais à suivre le couloir aux portes vitrées. Je n’en voyais pas la fin et je clignais des yeux à cause du néon. J’ai pensé que ce couloir empruntait tout simplement l’ancien tracé de la rue Vandamme. J’ai fermé les yeux. Le café était au bout de la rue, prolongée par une impasse qui butait sur le mur des ateliers du chemin de fer. Paul Chastagnier garait sa voiture rouge dans l’impasse, devant le mur noir. Un hôtel au-dessus du café, l’hôtel Perceval, à cause d’une rue de ce nom, effacée elle aussi sous les immeubles neufs. J’avais tout noté dans le carnet noir.

Vers la fin, Dannie ne se sentait plus très à l’aise à l’Unic — comme disait Chastagnier — et elle avait pris une chambre dans cet hôtel Perceval. Désormais elle voulait éviter les autres sans que je sache lequel en particulier : Chastagnier ? Duwelz ? Gérard Marciano ? Plus j’y réfléchis maintenant, plus il me semble qu’elle avait donné des signes d’inquiétude à partir du jour où j’avais remarqué la présence d’un homme dans le hall et derrière le comptoir de la réception, un homme dont Chastagnier m’avait dit qu’il était le gérant de l’Unic Hôtel et dont le nom figure sur mon carnet : Lakhdar, suivi d’un autre nom : Davin, celui-ci entre parenthèses.

 

© Gallimard

© Photo : C. Hélie / Gallimard

 

 


QUATRIÈME DE COUVERTURE >

 

« "Qu'est-ce que tu dirais si j'avais tué quelqu'un ? " »

J'ai cru qu'elle plaisantait ou qu'elle m'avait posé cette question à cause des romans policiers qu'elle avait l'habitude de lire. C'était d'ailleurs sa seule lecture. Peut-être que dans l’un de ces romans une femme posait la même question à son fiancé.

"Ce que je dirais ? Rien." »

 

Sélection d’Annick Geille

 

Patrick Modiano, L’Herbe de nuit, Gallimard, octobre 2012, 192 pages, 16,90 €

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