Patrick Modiano, corps d'écrivain



Corps d’écrivain
 
Je sais bien que tout le monde parle de lui en ce moment ; Partout. Pas un journal, pas une émission littéraire qui n’évoque la récente publication dans la collection Quarto d'un ensemble de ces romans…. Encensé à tous les étages. Au point même que certains n’hésitent plus à lui promettre la postérité dans La Pléiade… Rien de moins. Ce n’est pourtant pas cet objet-livre que j’avais envie d’aborder. Enfin pas vraiment, ou pas directement… Même si cela me ravit de le voir constater que ces quelques romans réunis, qu'il pensait avoir écrit tout à fait indépendamment les uns des autres, se révèlent en définitive être une somme cohérente, une suite ou plus exactement la poursuite obsédante d'un seul et même récit toujours troué de manques, de ces manques qui naissent de ce que tout dire soit cet irrémédiable (irrémissible ?) impossible qui oblige l'écriture du livre suivant... La preuve, ou peut-être seulement le signe, par l'œuvre, que de savoir clore un livre est la plus sûre manière d'engendrer une œuvre... Les manques comme source du Désir et non comme malédictions qu'il faudrait vaincre, coûte que coûte, quitte à ne jamais clore à l'heure de la numérisation du corps-livre, pour ne jamais finir... Comme si clore un livre était finir... Comme si finir était mourir...


Non, ce qui m'intéressait, dans cet énième temps médiatique qui lui est accordé, c'était de revenir sur son corps… sa longue silhouette dégingandée, ce grand corps maladroit dont il semble si souvent ne savoir que faire… ses yeux timides qui ne cessent de fuir ses interlocuteurs… Le corps de l’écrivain comme bête traquée.


Serais-je en train de céder à l’air du temps, prêt à sacrifier l’écrivain à la meute des chiens qui ne s’intéresse plus, désormais, qu’aux détails croustillants de sa vie qu’elle espère parvenir à arracher comme autant de lambeaux de chair chaude qui résistent, filandreux et musclés sous ses crocs acérés ? Quand elle n'estime pas qu'il soit légitime qu'ils lui soient livrés par l'écrivain lui-même condamné à mendier son lectorat en animant quotidiennement, comme hier n'importe quel pitre de rue,  son blog et ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux... Pour, dans nombre de cas, finir par ne même pas acheter ses livres...
 
Non, pas un instant… sauf que pour cet écrivain-là, je ne peux commencer autrement… Parce que c’est d’abord son corps qui s’est inscrit dans ma vie, là, juste en face de la fenêtre de ma chambre d’adolescent…

J’ignorais tout de lui,  à quinze, seize ou dix-sept ans, Modiano, c’était un nom qui ne signifiait rien…. Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Nietzsche, Kerouac, Burroughs, Bukowski, Fante ou Miller, oui… Patrick Modiano, non…
Mais peut-être est-ce par nécessité qu’on ne le lit pas à cet âge-là… Peut-être tout simplement parce qu’on ne peut pas lire Modiano à quinze, seize ou dix-sept ans… voilà tout… Sans doute parce que le temps du café de la jeunesse perdue  est encore si lointain, si inimaginable, qu’on ne saurait le lire… Peut-être aussi parce que moi, à cette époque-là, je ne savais partager mon temps qu’entre cette fenêtre, là, juste en face de la sienne, très occupé à regarder ma jeunesse s’envoler en longues et épaisses volutes de fumée, et ce bar jazz, rue m. Le Prince, à la consommer… Les mains courant le long du corps d’une Louki qui s’appelait Aurore et dont nous devisions des charmes avec mes deux meilleurs amis, toujours entre deux lectures, deux morceaux de jazz, quelques pots de vin rouge, lorsqu’elle n’était pas avec nous, dans les bulles du gin-tonic qui grevaient copieusement nos réserves de neurones et nos budgets, mais qui allaient si bien avec sa bouche moqueuse et ses longs cheveux blonds qui tombaient en vagues souples sur ses petites robes Alaya…
 
Ne cherchez pas La Paillotte, elle a été remplacée, il y a maintenant, quelques années par l’un de ces lounge-bars si communs désormais dans ce quartier…


C’est ainsi, elle a aujourd’hui disparu, entraînant à sa suite, sa clientèle d’habitués, ses balancelles couvertes de paille, ses lumières rouges et ses rangées de vinyles noirs qui trônaient au-dessus du bar,  dont vous ne pouviez rater la présence dès que vous en poussiez sa porte… Il y faisait toujours sombre, de jour comme de nuit, ce qui convenait parfaitement à ces adolescents trop sérieux, nourris d’absolu qui ne rêvaient leurs vies qu’ainsi faites : de littérature et de vin, de musique et d’amours…La voici donc, elle aussi, évanouie dans le tourbillon de cette jeunesse perdue que seuls quelques grands écrivains sont encore en mesure d’arracher à l’oubli pour nous la restituer par bout, par bribes, quelques parts d’ombre qui glissent et se dessinent au fil des mots sur le grand mur blanc de nos mémoires confuses, souvenirs vagues de sensations connues qui surgissent au détour d’une phrase, amertume d’une gorgée qui s’impose dans la bouche de ces adolescents vieillis devenus lecteurs attentifs, qui traquent au cœur des pages les traces de cette silhouette ambrée au parfum de patchouli qui lentement s’efface, elle aussi,  au rythme du temps qui s’enfuit…
 
Patrick Modiano, Romans, collection Quarto, éditions Gallimard 2013. 23,50€


10 commentaires

Vous parlez autant de vous que de Modiano et en même temps vous parlez exactement des thèmes qui le traversent. C'est joliment tourné, bravo

Merci beaucoup Sylvain. Et oui, vous avez raison... C'est ma manière d'aborder la littérature des autres... Je n'aime pas beaucoup me lancer dans les analyses distanciées... Un écrivain, sa langue, ses thèmes, me parlent, ou non... Et c'est ça qui m'importe.

ah oui, Modiano ! Tu as raison Franck, ses écrits, sa dégaine, ont le goût et les parfums de l'adolescence, et même quelque chose d’indicible en fait, comme son phrasé oral. Sa médiatisation est presque contre nature d'ailleurs, non ?

Si tu veux mon humble avis, Anne, je pense que la médiatisation d'un écrivain est toujours contre nature...pire que ça mise obligatoire en première ligne et non plus désapparaissant  derrière ses livres, y compris au travers de l'usage d'Internet ( blog, réseaux sociaux, etc.) est contre nature...

oui, Franck, mais sais-tu que les éditeurs, ou tout au moins certains, comptent sur la présence et la visibilité de leurs auteurs sur les réseaux sociaux et le net ? Forcément...et c'est à se demander si les contrats  des auteurs ne devraient pas prévoir une rémunération d'attaché de presse et communication...Parce qu'aller défendre un livre dans une émission ou répondre à une itvw , même si c'est de la 'promo' finalement, c'est tout de même bien différent  du devoir d'ubiquité virtuelle. Ceci dit, lorsque j'aime un auteur, sauf si celui-ci a un parcours  extrêmement  lié à son oeuvre, auquel cas je lis ses bio, l'entendre et le voir ne m'apporte généralement pas grand chose. Et lorsque j'écoutais Modiano parler lorsque j'ai commencé à le lire, j'étais terrifiée pour lui, il me communiquait son angoisse et j'étais incapable de rester là à le regarder s'empêtrer dans la parole. Je suis perplexe d'ailleurs, doit-on expliquer un livre, un texte ? Le justifier ?

Oui, oui, Anne, je sais bien pour les éditeurs... je suis en train de faire une page FB et un site pour un copain... Les éditeurs ne sont pas moins animaux sociaux que les autres... ils cèdent à l'air du temps, à la pression du public qui voudrait "toucher" le corps de l'écrivain... À la question : est-ce qu'un texte doit être expliqué/justifié ? Je te dirais qu'un bon texte n'a pas besoin de béquille pour se soutenir... Après la critique comme "savoir lire" peut être passionnante sans faire prescription... le partage d'une lecture éclairée, la possibilité d'un partage avec les autres... Et puis reste la méthode Salinger, Numa, Casas Ros : l'invisibilité ^_*

Excellent article ! Modiano a une telle exposition. Je le connais encore trop peu pourtant.

Pour les amateurs d'une littérature plus classique, une expérience numérique et ludique pour découvrir les meilleurs pages  : http://www.belenon.fr

@Astapor : Merci pour votre commentaire et votre lien. Belle journée :-)

On peut aussi se demander pourquoi Kundera dans la Pléiade et Mondiano chez Quattro et non pas aux côtés de l'éminent tchèque...