Correspondance Paul Morand – Jacques Chardonne : Missives, mi-raisin

C’est Fasolt et Fafner qui, au lieu de se massacrer sottement, auraient compris tout l’intérêt de s’entendre, afin de mieux protéger l’Anneau de la convoitise des jeunes malappris, ces Siegfried costumés en Hussards, et d’en conserver l’usufruit. La Correspondance Morand – Chardonne, c’est d’abord cela : une arme de guerre stratégique pour s’extraire des faux déshonneurs de l’après-guerre et, prenant comme levier la jeune garde – Nimier, Frank, Nourrissier, Déon… –, revenir au premier rang des écrivains de France. Pour cela, l’union sacrée est nécessaire, on la voit se mettre en place pour ensuite ne jamais faiblir.

La tactique est bonne, elle porte ses fruits : les deux rescapés vont publier de nouveau – Morand davantage que Chardonne –, glisser le pied dans la porte des journaux, enfoncer celle des revues ; organiser leurs résurrections conjointes. Mais la bataille ne fait pas perdre la tête aux combattants, qui, presque dès le début de l’échange, comprennent qu’ils sont aussi en train de bâtir une œuvre nouvelle, un inédit à deux voix. Et quelles voix !

 

Cinquante pages ne sont pas nécessaires pour qu’il ne soit plus besoin de vérifier à l’en-tête qui écrit telle lettre et qui telle autre, tant la manière de chacun lui est propre. (Du coup, le lecteur se sent devenir intelligent et perspicace, ce qui est tout bénéfice pour les auteurs.) Il y a du péremptoire chez Morand, une certaine abruptitude dans le jugement, y compris lorsque, par hasard, il est d’humeur laudative ; pendant ce temps, Chardonne se maintient dans un ondoiement de feinte nonchalance, avec des prudences de gros chat, et semble toujours regretter un peu d’avoir laisser échapper ce qu’il vient de dire. Il ne sort véritablement du bois que lorsqu’il s’agit de tirer à vue sur un confrère ; là, il rejoint Morand, et ils servent ensemble la mitrailleuse avec le même sens de la mouche. Car revenir au premier rang n’est pas suffisant, encore faut-il que personne d’autre ne puisse s’y maintenir, les têtes chenues comme les poussins de la veille.

 

Le 13 janvier 1958, c’est Morand qui exécute Malraux : « Le Musée imaginaire ressemble à ces musées américains de l’Ouest, pleins de faux, mais traversés par une allée centrale qui permet, en n’y regardant pas de près, de parcourir les siècles sans descendre de voiture, comme on mange un sandwich dans les motels. » Quelques mois plus tôt, 3 septembre 1957, c’était Chardonne qui passait Sagan au fil de l’épée : « Cela ne suffit pas de faire des phrases courtes ; il faut tout de même les remplir. » Julien Green ? « Comme J.G est resté 1930 ! Comme les mauvaises mœurs s’altèrent vite, mon Dieu, mon Satan ! » (Morand.) Montherlant ? « Il est clair qu’il n’a rien dans la cervelle, sauf un peu d’histoire romaine. C’est un sot. Je m’en doutais. Je le sais à présent. » (Chardonne.) Ainsi de suite, personne ne trouve grâce. Même les bonnes appréciations concernant Roger Nimier ou Bernard Frank sont parsemées de chausse-trapes. Il n’y a guère qu’entre eux que le compliment fuse, et même enfle jusqu’au dithyrambe chez Chardonne : chaque nouvelle publiée de Morand, le moindre article de revue sont salués par lui avec des trémolos d’enthousiasme, des sanglots d’hyperbole. Morand lui rend volontiers la monnaie, mais ce ne sont guère que des pièces jaunes, le compte d’admiration n’y est pas. (Au même moment, dans sa correspondance avec Roger Nimier, Jacques Chardonne s’affirme certain que Paul Morand n’a en réalité jamais ouvert un seul de ses livres…)

 

Lorsqu’ils redescendent de leur Olympe littéraire et s’éloignent de la cuisine éditoriale, ces deux vieux messieurs redeviennent capables d’une conversation de vieux messieurs. Mettant des mots sur leurs maux, ils s’échangent des remèdes et s’exposent l’un à l’autre d’ébouriffantes théories médicales que même les Diafoirus auraient trouvées étranges. C’est cependant dans le domaine politique qu’ils atteignent des sommets, notamment Paul Morand, qui n’a pas la prudence de son compère et pense pouvoir se jucher sur son piédestal de diplomate pour scruter l’avenir. Rien, absolument rien de ce que l’un ou l’autre prévoit et dit ne s’est finalement produit. Et ils peuvent bien (surtout Morand, qui met une ostensible affectation à l’appeler Gaulle) accabler de leur mépris le général “félon”, il reste que, dans ce domaine de la prédiction géopolitique, si l’on se réfère au C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte, ce même général les dépassait de cent coudées.

 

Pourtant, ces défauts, ces petits ridicules, ces prétentions outrées, ces jugements assassins, tout cela fait un livre irremplaçable, dont les 1126 pages s’engloutissent comme une mousse de fruits rouges et laissent frustré de n’avoir pas déjà les deux volumes qui doivent normalement suivre. Parce le dialogue de ces deux écrivains montre l’époque, en fait lever la pâte, restitue les figures, à commencer par les leurs propres ; et aussi, et surtout, parce que ce concert à deux voix donne envie de s’en aller voir du côté de leurs autres livres ; ceux que l’on n’a jamais lus, ceux que l’on a oubliés. Bref : Paul Morand et Jacques Chardonne ont gagné.

 

Didier Goux

 

Paul Morand et Jacques Chardonne, Correspondance tome I, 1949-1960, préface de Michel Déon, Gallimard, novembre 2013, 1168 pages, 46,50 €

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