Les Charmes de Paul Valéry, entre classicisme et allégories

La poésie est avant tout une démarche d’être, un état d’esprit pourrait-on dire, une approche dans la manière d’appréhender le quotidien ; il y a donc tout naturellement un pont qui s’est forgé entre poètes et peintres, d’où cette belle idée de l’éditeur de convier un historien de l’art pour associer une œuvre à un recueil, un peintre avec un poète. Paul Valéry est donc marié à Odilon Redon dans cette alchimie secrète qui faisait dire à Kijno qu’il n’illustrait point un livre mais « faisait l’amour », aussi bien avec l’écrit que l’écrivain…

Redon nous offre ici, par cette Cellule d’or, une vision, celle d’une apparition mystérieuse – comme nous apparaît la poésie de Paul Valéry. Artiste singulier et solitaire, Redon est considéré comme l’un des initiateurs du symbolisme. Son tableau, ce profil bleu, frappant d'emblée par son chromatisme, surnaturel, se détachant sur un fond doré, est bien un portrait au sens propre, nonobstant, dont le contexte environnant le ramène vers le réel… Une peinture (datée entre 1892-93) usant de couleurs flamboyantes qui annonce un tournant, ne dira-t-il pas, en 1902, « J’ai épousé la couleur, depuis il m’est difficile de m’en passer » ?

Réalisé à la peinture sur papier, ce tableau se situe dans un entre-deux, mi-dessin mi-tableau, et ce bleu si profond, puissant rentre en résonance avec la matière noire et les stries dans la dorure, toutes ces hachures qui plongent le regardeur dans une profonde intimité. Est-on devant une nouvelle icône moderne ?

 

« Tout comme Paul Valéry, qui dans les poèmes de Charmes déploie les champs lexicaux du sacré et de l’or », souligne Juliette Bertron, « Odilon Redon mobilise ces symboles pour donner à son œuvre un souffle, une présence surnaturelle. Dans une forme de syncrétisme, le songe se voit élevé au rang du divin, l’enchantement et l’envoûtement presque magiques, associés à l’élévation immatérielle. La présence colorée du bleu et du doré affirme la puissance d’une spiritualité poétique et plastique. »

Et n’annonce-t-elle pas aussi un certain Yves Klein, dont on ne peut imaginer une seconde que son bleu n’a pas puisé, tout le moins en partie, sa réalisation dans l’idée de ce tableau-ci. Ce bleu, cette tête bleue qui fera aussi perdre la raison à Tolstoï qui écrira, en 1898, dans son traité Qu’est-ce que l’art ? que cette peinture est l’un des exemples manifestes de la « perversion de l’art et du goût dans notre société » (sic). Que ne dirait-il pas aujourd’hui…

 

 

Si Paul Valéry démarra en trombe sa carrière poétique – premier poème publié à dix-huit ans – son « Élévation de la lune » (1889) n’aura pas de suite avant… une vingtaine d’années et la parution du poème fleuve, La Jeune Parque (1917). Cinq cent douze alexandrins pensés, travaillés, durant l’interminable bataille de Verdun. Puis Charmes, publié en 1922, qui compte l’un des textes les plus connus : « Le Cimetière marin ».

Rejetant l’idée d’une description objective, donc s’éloignant du Parnasse, Valéry est tiraillé car il partage néanmoins un attachement certain à la beauté mais le symbolisme l’attire car il s’efforce d’atteindre une connaissance approfondie de la réalité, dont le pouvoir évocateur des mots doit faire affleurer l’essence. Il s’agit donc bien d’un art de suggestion qui tendra vers l’idée d’évoquer le mystère du monde plutôt que de le représenter. Stéphane Mallarmé sera l’un des fers de lance du symbolisme, et un modèle pour Paul Valéry.

 

Charmes porte encore les traces du symbolisme, mais les années de silence ont forgé un autre poète, sujet aux stigmates de la guerre et à l’impact de la révolution industrielle, ce bruit tumultueux des machines et des armes qui vont lui vriller les sens… Mais sa réaction ne sera en rien commune avec ses pairs ; d’ailleurs il s’en ouvrit à Pierre Louÿs dans un courrier du 12 novembre 1918 : « Signe curieux. Je me suis mis à faire des vers au moment de la guerre. »

Paul Valéry ne prendra point part à ce mouvement qui veut bouleverser les valeurs littéraires et penser une autre modernité, ni dada ni surréaliste. Le poète sétois regarde devant lui, le ciel et la Méditerranée à perte de vue… et reste fermement attaché au principe supérieur de la raison, que Breton et ses amis ont en horreur.

D’ailleurs, quand ses contemporains rivalisent d’ingéniosité pour découper le vers et détruire toute forme fixe, Paul Valéry persiste et signe : son vers sera classique ! Ainsi, par sa précision métrique, Charmes se distingue nettement des expériences d’un Jules Supervielle qui travaille le vers libre dans Débarcadères (1922), par exemple, ou d’un Breton qui explore les convulsions du rêve dans Clair de terre (1923). Valéry s’en tient aux principes édictés par Malherbe et Boileau, au XVIIe siècle, et cultive la rime riche. Des structures strophiques classiques (sonnet ou ode), une référence antique omniprésente, une langue latine sous-jacente : un ensemble caractéristique qui ne facilite pas la lecture et pourrait inciter certain à parler d’une œuvre surannée. Or, n’est-ce pas l’inverse ? Ce style incorruptible n’est-il pas une réponse aux bouleversements de ce monde qui se délite ? « Dressés comme des colonnes fières face aux tourments d’une histoire convulsive, les poèmes de Charmes sont autant de repères contre le déchirement du siècle », insiste Marine Wisniewski, car ils sont les « témoins de l’immuable actualité du langage poétique ».

 

François Xavier

 

Paul Valéry, Charmes, dossier de Marine Wisniewski, lecture d’image de Juliette Bertron, Folioplus Classiques n°294, mars 2016, 176 p. – 4,20 €

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