Goya : Sable et sang


Par Claude-Henri Rocquet 


Dualités de Goya.

Peintre des charmes de la vie, peintre de la douleur et de la mort, peintre tragique. Les Jeunes, les Vieilles. Peintre, graveur, d’un égal génie. En cela proche de Rembrandt, l’un de ses trois maîtres. Peindre est enduire, déposer, caresser ; graver est inciser ; le geste comme l’outil diffèrent ; l’acte, le geste intérieur, l’attitude du corps, le sentiment, l’esprit ne sont pas les mêmes. Mais entre peinture et gravure, il y a le dessin, dans sa diversité de mode ou d’intention : ayant en lui-même sa fin ou conduisant à l’œuvre à venir. Et entre dessin et gravure – acide, pointe, burin : la lithographie, pierre peinte, dessinée, imprimée, stèle calcaire pour une estampe de nouvelle sorte : cet art vient d’être inventé. Âgé, Goya s’y initie. Il pose la pierre sur le chevalet comme il y pose la toile. Il y dessine avec de vieux crayons, émoussés, qui ont l’épaisseur de pinceaux.

 

Pour Goya, pour Rembrandt, la planche de cuivre et la toile clouée, le métal et le lin, tendent à se rejoindre comme se rejoindraient l’espace du livre et l’espace du mur ; la page, le recueil, somme d’images, et l’édifice. Gravure et toile sont tableaux. Ici, la couleur ; là, le noir et le blanc ; mais blanc et noir, gris, sont couleur ; et, en ces tableaux de papier ou de toile, d’encre ou de pigments, la lumière est essentielle – inséparable de l’ombre, de la nuit, des ténèbres. Dans la gravure, sinon dans la peinture, la nuit naturelle est nuit intérieure.

 

De l’œuvre peinte, les métamorphoses s’enfouissent sous la dernière surface visible, disparaissent, se sédimentent ; celles de l’œuvre gravée, d’un état à l’autre, peuvent demeurer, formant par l’ensemble des feuilles une œuvre d’une autre espèce, témoignage d’un esprit qui va vers où il ne sait où il va, nocturne, inspiré, conduit, guidé par le chemin lui-même, accompli, à inventer, – comme dans l’acte de peindre, certes ; mais la gravure rend ce devenir, ce travail, cette élaboration, ce jeu d’élans et de repentirs, d’évidences, d’incertitude, manifeste, permanent ; elle expose la profondeur ; autre multiplicité de la gravure. Il faudra le cinéma et la rencontre de Picasso et de Clouzot pour que nous puissions assister, comme séance tenante, à la genèse d’un dessin, d’une peinture, de leur destruction, de leur apparition née de leur disparition.

 

Dualité intime de Goya ; le jour, la nuit, le réel, le rêve – le songe, le cauchemar ; les fantaisies et les caprices de l’amour, ses absurdités, ses ridicules, ses cruautés ; les mensonges, les leurres de l’amour, les monstres et les sabbats de la nuit – intérieure ; de la déraison, de la folie, sœur de la mort et du désir ; le Siècle des Lumières siècle de massacres et de toutes les désillusions, des abîmes noirs de la férocité de l’homme, de l’histoire. L’Encyclopédie et la guillotine. L’espérance de l’avenir, la terreur, aujourd’hui, toujours. Le roi français, le peuple espagnol. Cet homme, par l’entrejambe, au sabre, fendu comme un arbre mort, cet arbre auquel il est accroché, nu, mutilé, tandis qu’un soldat le regarde vaguement et fume sa pipe, travail fini pour la journée. Caïn sans remords. La guerre.


 

Et nous voici devant Goya dramaturge, par la gravure, des taureaux, de la corrida. Thème ultime du graveur, si  profond en lui qu’à Bordeaux, exilé, ce thème le hante, il s’y consacre, encore. Il se consacre à la représentation de cette sorte de sacrifice, moderne, récent, mais qui semble originel, intemporel, et qui est l’autre face, païenne, malgré le signe de croix initial du torero, l’autre face, ombre de sang, de la Passion transfigurée, transmuée, en la Messe. Mais la tauromachie de Goya est-elle tragique ? Sans doute, puisque la mort y est évoquée, présente. Mais c’est aussi le triomphe du burlesque, du désordre. La foule de L’Enterrement de la sardine envahit l’arène et joue avec le taureau, la mort.

 

De ce qui devrait être pour chacun le rappel de la mort, elle fait son contraire, un divertissement, comme s’il ne s’agissait  aujourd’hui que d’être ivre, cette autre façon d’oublier la blessure, le terme, la terre et ses pelletées, le bruit de cette pluie de poussière et de cailloux sur le bois du cercueil, sous quoi nous irons dormir, oublier.

 

Ce qui est noble ici, dans cette manière de carnaval, de mascarade, cette fanfaronnade, cette ébriété, c’est le taureau, noir. Le soleil lunaire de ses cornes, son sexe, arme et semence. La bête, l’animal, pure de tout péché originel. Divin comme il le fut en Égypte. L’être, de chair et de souffle, de sang, qui n’a pas connu la déchéance humaine, sa niaiserie, sa cruauté. Statue charnelle, et soudain cette charge, massive. Qu’une aile d’étoffe enlève, soulève. Dans une gravure de Goya, songe d’ombre, une grappe de taureaux, tête vers le haut, tête vers le bas, enchevêtrés, lévite et se suspend dans l’arène infinie du ciel. Ce groupe de cornes et de croupes, ce vol magique, Goya l’a placé aussi dans une arène. Plus que la peinture,  peut-être parce que plus intime, et en quelque sorte moins matérielle, plus proche de la rêverie, la gravure est pour Goya le lieu  même de l’osmose entre le réel et le songe. Si la raison, et le regard, la chose vue, y ont toute leur place et leur force, le sommeil l’assiège et peut l’envahir, comme un clair de lune et ses maléfices, ses visions, l’autre monde, envahir le cabinet de travail du philosophe. C’est peut-être en partie le sens de ce frontispice, de cette gravure initiale et de son proverbe, de cette préface du recueil, où l’homme – le graveur, l’artiste – endormi, front sur le bras ou la table, voit surgir en lui les monstres que la gravure nous révèle : ses hantises, sa folie. Raison poreuse au délire.


 

Troisième figure du jeu : le Torero, prêtre et victime, héros, artiste. Des gradins où nous sommes, de la cohue des amateurs rués dans l’arène, on distingue mal son visage. Seul notre cœur, s’il est éveillé, s’il se souvient qu’il est en vie, inexplicablement, s’il se souvient de la Mort, entend battre son cœur, que la corne à l’instant peut percer, éteindre. La tauromachie de Goya est philosophique.

 

Représenter la corrida est aussi pour le peintre une question de « point de vue », d’angle, de surplomb et de perspective, de cadrage : dans cet espace circulaire comme le monde, sous la coupole ardente et bleue du ciel, et dans ce face à face, dans cet instant de mort, de vérité, où est le centre ? Où est le centre spirituel ? Ce cercle que le regard ne peut dans son entier saisir, et ce point indicible, ce point charnel, ce point spirituel, cela, il faut l’inscrire dans un rectangle, un cadre. Unir l’orbe de l’espace et le point, le grain de sable du temps, infime, impalpable : l’instant ; inventer, en somme, une composition, singulière par la rencontre de la forme nécessaire de l’image et d’un lieu insolite. Défi parmi tous les défis de la peinture, de l’image, du visible : comme la conciliation de la surface et du lointain. Le peintre de Lascaux joignait le cortège et l’englobement, la voûte et la paroi, la couleur et la ténèbre. Il invente d’enclore le monde dans le cœur  d’une caverne. Il invente l’image : non seulement le reflet du monde, mais son retournement, son renversement. Il invente le temple.


 

Avec le mur, puis le livre, est venu le cadre et l’encadrement. Mais voir n’est jamais cerner, borner. Voir est de l’ordre de la courbe et de la sphère, de la marge indéfinie. Le cadre pourtant détermine une certaine intelligence du visible. Il faut que se conjuguent la mélodie et l’harmonie, la frontalité et l’enveloppement. Au cadre, au contour, la plaque de la gravure ajoute la dureté, métal contre métal. Puis vient la douceur et la souplesse de la feuille.

 

Il faut aussi que le peintre invente pour figurer la corrida, mais selon la vraisemblance ou la vérité de la chose, une chorégraphie des corps, humains, animaux ; de ces corps et de leurs ombres ; et qu’il équilibre et conjugue l’immobilité nécessaire de l’image avec tous les déplacements et les arrêts du combat. Ainsi, comme dans la tragédie grecque, l’horreur et le sang, ce qui ne peut se voir sans que l’œil se cisaille, donnent lieu à la beauté – et quelle beauté, chez Goya, qui suffirait, que le taureau, la grâce des pâleurs et des noirs de son pelage, debout, dans la lumière, dans sa solitude ! Mais la différence entre la tragédie et la corrida est celle de la mort réelle et de la mort fictive. Peut-être la catharsis de la corrida ne s’achève-t-elle que par la main et le regard du peintre, du graveur.

 

La corrida peut s’entendre comme allégorie du combat du peintre de même que la lutte de l’ange et de Jacob fut pour Delacroix l’affrontement et l’étreinte du peintre et de la peinture. Écrire, peindre, chanter, danser, qu’est-ce que cela vaut, si l’homme appelé ne se risque pas comme se sacrifie, se voue, le torero ? Qu’est-ce que l’art qui n’atteint pas le duende, point où se rompt le cœur ? En ce nada, l’absolu. Le tout et le néant. L’instant d’éternité. La foudre, la déchirure. L’Un.

 

Comment regarder la Tauromachie de Goya sans penser à Picasso, à Lorca ? Chez Picasso la corrida est fête, jour de fête, danse, soleil qui se change en arène, en taureau, homme ailé comme un papillon : le crayon de couleur, enfance, et la gravure, trait, tache, éclaboussure, pur génie ! éblouissement ! rire ! lumière du noir de ces figures ! conviennent pour dire cette allégresse accompagnée de la mort comme le chant par la guitare, la danse par le cri, notre corps par son ombre. Quand chez Picasso la corrida est tragique, c’est par allusion, déplacement. Elle se fait Minotaure. Le Labyrinthe dessine le chemin de notre vie. Mythologie. Mais pour l’histoire, le réel ? Guernica. Le cheval et le taureau, l’homme et la femme, l’enfant – le peuple, l’Espagne. L’humanité. Dans cette peinture, vaste comme une fresque, blanche et noire – nuit et lune, gris, soleil brisé – comme une gravure, se rejoignent les Fusillés de mai, l’affrontement des arènes, la Crucifixion en tous lieux, le crime, la détresse, l’homme bourreau et victime de l’homme. Goya se tenait derrière Picasso, tout près de lui, tandis qu’il peignait Guernica. Une autre vague de la guerre perpétuelle roulait sur l’Europe, le monde.

 

L’un des plus hauts poèmes de Lorca est le chant funèbre qu’il compose pour un torero. Il l’écrit le cœur en sang, yeux crevés. Il voit le sang du torero. Il ne veut pas le voir. Et ce chant de mort, aux derniers vers, est chant d’amour.

 

Voir Goya est voir ce qui est né de lui, jusqu’à nous.

 

Je me tais. Je me tais comme à Tolède les Tolédans quand passait dans les rues El Greco. J’entends la danse et l’immobilité, la solitude au milieu d’une foule. Regarde, cœur silencieux ! et sois seul avec lui, Goya, parmi tous ceux qu’il fait à cet instant s’éveiller. Silence du regard, regard qui naît du fond de nos entrailles.

 

Le cri des gradins, la houle roulant autour du face à face sur le sable dans le cercle de bois, le grondement, l’acclamation, l’injure unanime, l’appel du torero, Goya ne pouvait les entendre. Aveugle au bruit du monde. Dans sa jeunesse, il avait toréé.

 

(Septembre 2013)

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