Lucien Clergue, la double lumière

Les éléments qui composent, façonnent et génèrent les beautés, les joies et les mutations de

notre monde sont réunis là, dans leur plénitude essentielle. Celle de la nature, quand elle est mer et écume, sable et nuages, rocs éternels et craquelures de saline figés dans le silence, épis de maïs détruits par la tempête. Celle des animaux montrés dans leur simplicité innocente, zèbre, flamand et crapaud saisis par la mort, chat perché sur une pendule, masse noire du taureau qui meurt en s’écrasant sur le sol après l’estocade. Celle des immigrés anonymes portant leurs valises à l’épaule. Celle des petits saltimbanques qui, le regard sérieux et triste à la fois, jouent La Grande Récréation. Celle de ces gitans tour à tour comédiens, danseurs, pèlerins, membres d’une « aristocratie où il reste fort difficile d’être reçu». Celle de ces célébrités, peintre et sculpteur comme Picasso et Germaine Richier, poète et écrivain comme Cocteau et Malraux, actrice et cantatrice comme Marlène Dietrich et Maria Callas. Celle enfin de la chair, ici de la femme dont l’eau sculpte les formes, onde de grâce et de douceur, là de l’homme dans sa plastique de force, désirs qui se croisent au fil des pages. Autant d’images de beauté primordiale, de genèse, de fusion vie-air-terre signées Lucien Clergue, Robert Mapplethorpe, Cecil Beaton, Agnès Varda, Brassaï, Edward Weston, Jean Dieuzaide, Eikoh Hosoe et d’autres. 


Autant de rendez-vous avec un soi-disant ordinaire qui se magnifie sous le regard des photographes et un admirable présumé qui acquiert pour celui du lecteur une nouvelle dimension. Résultats obtenus par l’effet du savoir et de l’émotion de ceux qui l’invite à ces rencontres, termes de leurs « inlassables pérégrinations ».

 

Chaque photo apparaît dans une « double lumière », selon les mots de Cocteau, la lumière blanche solaire et le versant sombre de l’ombre, en union et en opposition, recevant de leur jeu mutuel et des contrastes qui s’épaulent, se contrarient, s’équilibrent, un surcroît de sens, un second poids de vérité, la charge d’occuper davantage d’espace. Dualité spontanée et au demeurant calculée, affirmant une esthétique sacrée qui sans ces conjonctions pourrait échapper aux yeux distraits et profanes.

 

Aux courbes et aux volumes sensuels des nus que la vague épouse et éclabousse répondent les lignes acérées des plantes des marais de Camargue. Parce qu’il parcourt depuis l’enfance ces paysages, Lucien Clergue est en mesure de discerner ce que les autres ne voient pas. A juste titre, il a un  œil qui est comparé « à une loupe ». Rapprocher sans forcément grossir, qui serait trahir. L’objectif dans ce cas révèle non un détail quelconque mais le « fragment d’une histoire stratifiée et menue ». Grains de grève et graines d’algues, écorces d’arbres plantés dans l’eau, poussières, feuilles qui s’avarient, racines en réseaux entre les roseaux, empreintes ténues qui signalent le passage de l’oiseau, « métamorphoses et mouvements de l’infime », traces humaines se fondant dans le sol ou déchets le souillant, visages qui témoignent. Toujours l’existence qui palpite, se déploie, souffre, progresse, s’immortalise.

 

Autour de cette poésie visuelle, aimantés par les amitiés personnelles et les connaissances professionnelles de Lucien Clergue, des échanges sont nés, inégalés, renouvelés, enrichis. Attirés par sa présence tutélaire, les auteurs sont venus partager leurs découvertes, leurs manières de voir et concevoir ces beautés du monde et ces faits quotidiens revus sous les effets de l’épreuve argentique, les traduire en œuvres qui au fil des années ont constitué les collections et structuré les festivals permettant aux créateurs qui fixent l’éphémère et le convertissent en miroir durable de se retrouver. Le musée Réattu est devenu à l’initiative de celui qui est le premier photographe à être entré à l’Académie des Beaux-arts (Lucien Clergue a été élu le 31 mai 2006 ; figurent dans ce livre les dessins préparatoires pour son épée son l’habit de Christian Lacroix) un centre unique et fondateur pour la photographie internationale. Rappelons en outre qu’il s’est vu décerné des récompenses prestigieuses (Prix Higashikawa en 1986, Lucie Award en 2005), a publié plus de 70 ouvrages, réalisé une vingtaine de films et exposé dans de nombreux musées,

 

Rassemblés sous la direction de Pascale Picard, introduits par une évocation de haute sensibilité des quelques étapes majeures de sa carrière par Lucien Clergue, les textes font entrer le lecteur dans cet univers particulier du cliché quand il est langage, scène, aventure, écriture pour le plaisir de la vue, construction intérieure s’appropriant l’extérieur, aux frontières de la magie et du réel. En regard des photos il y a de courtes notices explicatives (date, technique, lieu etc), des rappels biographiques, des commentaires qui replacent l’instant capturé dans son cadre, des interprétations qui relancent la curiosité et l’enthousiasme.   

 

Dominique Vergnon

 

Les Clergue d'Arles - Photographies de Lucien Clergue et collections du musée Réattu. Ouvrage collectif de Gabriel Bauret, Jean-François Dreuilhe, Jean-Marie Magnan et Andy Neyrotti. Édition publiée sous la direction de Pascale Picard. Gallimard, 202 pages, 187 ill., 220 x 280 mm, cartonné, juin 2014, 35 euros.

 

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.