Yves Bonnefoy & Gérard Titus-Carmel : Chemins ouvrant, passage vers le Beau

Il est parfois difficile pour l’amateur éclairé de parvenir à suivre au plus près le parcours d’un peintre ou d’un poète, que ce soit par le prix des œuvres peintes ou la rareté des livres de bibliophilies, tout aussi onéreux, voire l’indisponibilité dudit épuisé depuis fort longtemps... Vint alors à son secours l’éditeur François-Marie Deyrolle qui, au sein de l’Atelier contemporain, en sus de redonner vie à une célèbre revue bi-annuelle, regroupe sous une même couverture et une nouvelle dynamique des ouvrages rares pour permettre au plus grand nombre l’accès à la Beauté. Celle sans qui nous serions damnés à suivre une existence terne et sans sel…

 

Ainsi il en va de ces Chemins ouvrant sur plusieurs textes de Bonnefoy, jadis gardés chez les collectionneurs : En présence de ces Feuillées, L’Art de manier la gomme et Dans l’atelier du peintre, ou de Gérard Titus-Carmel, car le peintre-dessinateur est aussi poète à ses heures, quand il n’écrit pas des essais de réflexions philosophiques particulièrement précis : Un lieu de ce monde et Illustrant Pétrarque, suite au travail qu’il entreprit pour la publication, chez Galilée, de la nouvelle traduction des vingt-quatre sonnets par Bonnefoy dont on a, ici, l’extraordinaire plaisir de découvrir de très beaux facsimilés.

 

Mais d’abord, peut-on vraiment parler d’illustration quand un peintre intervient dans un texte ? Parle-t-on de commentaire quand un poète accompagne une peinture ? Alechinsky avoue qu’illustrer c’est tout au plus décorer, ce que Kijno démentait avec force. Il entrait dans l’une des ses colères noires (et légendaires) si vous prononciez ce mot devant lui, car il y lisait une déférence, une sorte de hiérarchie imposée – le plus souvent par l’éditeur, d’ailleurs – comme si, soit le texte ne tenait pas tout seul, soit le peintre avait besoin d’un parrain pour se montrer. Foutaise que tout cela s’indignait-il, le peintre fait l’amour avec le poète, vociférait-il encore au-dessus de nos têtes et le message était bien enregistré… Donc, quand Yves Bonnefoy se rend pour la première fois, en 2003, à l’atelier d’Oulchy-le-Château, il sait qu’il a trouvé un complice dont l’œuvre est ancrée dans l’expérience première d’un désarroi radical, partageant cela avec quelques grands esprits du siècle (Kafka, Beckett, Giacometti). Il a compris, dès les premiers dessins, cette inquiétude contemporaine qui le dévore, comme nous tous… et vu dans ce noir et blanc "de vrais monuments élevés à la nuit". Ce qui traduit combien Gérard Titus-Carmel se préoccupe de ce sens de la vie, si cher à Bonnefoy, cette relation à l’unité, à la présence au monde.

 

Bonnefoy a compris, dès le premier instant, qu’il allait pouvoir se livrer, nous donner à lire des formulations à l’acuité si frappante que seules les peintures de Titus-Carmel pourraient l’accueillir dans un viatique qui ne briderait point le cheminement de sa pensée. Car le peintre, au carrefour de son destin, a choisi de répondre à l’appel de la poésie, d’attester l’être, plutôt que de céder au sommeil conceptuel en s’abandonnant au néant. Une voie aride, mais qui enchante Bonnefoy car suivie par très peu d’artistes : "Mais ce peu suffirait pour que notre espérance revive." C’est tout le challenge de l’art contemporain qu’il ne faut pas rejeter en bloc sous prétexte que les circuits officiels à la pensée corrompue nous abreuvent à longueur de temps de Buren, Boltanski, Koons et autres affabulateurs. Il y a Jaccard, Baltazar et quelques autres, tapis dans le maquis, mais qui œuvrent sans relâche pour que ce Beau si indispensable surnage, résiste… et finisse bien par triompher.

 

Alors en février 2005, chez Édiart, à Genève, paraît Ales stenar suivi de Passant, veux-tu savoir ?, réflexion sur l’ici et le désir d’ailleurs. Défi que la fabrication de ce livre, qui associe des aquatintes aux poèmes, pour ne pas sombrer dans l’illustration académique ou le décor plat et sans âme. Or, les interventions de Titus-Carmel, précisent et judicieusement imbriquées entre les textes, participent à la formation d’un tout, unique, inséparable : une vertu structurante des aquatintes, note Marik Froidefond dans sa préface, qui est renforcée par la résonance graphique entre la première image et le poème qui la suit. On ne reflète pas ici le poème, on ne narre pas par le dessin, on donne de l’espace pour que la résonance s’opère !



D’un extrême l’autre, les deux compagnons répondirent ensuite à la sollicitation de Daniel Leuwers pour sa collection des Livres pauvres et le Tombeau de L. B. Alberti vit le jour : acrylique sur papier et texte manuscrit : un geste de la main pour souligner cette poésie transitive et livrer sept exemplaires uniques. Puis le dialogue entre les deux hommes s’intensifia avec le numéro de L’Herne dédié à Bonnefoy. Enfin ce sera Deux Scènes et notes conjointes avec six gravures (reprises ici en doubles pages), paru chez Galilée : un défi tant l’auteur a laissé parler son inconscient, imposant alors au peintre une direction. Mais ce serait bien mal connaître Titus-Carmel, lui qui n’abdiqua point quand son professeur de dessin l’obligea, une année durant, tous les mercredis matins (même par moins dix degrés), à peindre encore et toujours le même arbre, afin d’en suivre l’évolution. Les sinuosités de la pensée de Bonnefoy l’excitèrent et il sut comprendre et se couler dans le rêve du poète, déchiffrer sa langue et nous donner cette cour lavée de nuit. Plusieurs gravures et déclinaisons plus tard, la figure de ce Je qui médite et s’interroge a su trouver sa place.

 

Passionnant panorama des possibles dans le monde feutré de la poésie et de la peinture, cet ouvrage remarquablement réalisé (tant au point de vue de l’habile mise en images que de l’ingéniosité déployée dans la mise en page et l’architecture du texte), devrait, espérons-le, inciter le lecteur gourmand et féru de beauté, à s’y plonger sans tarder…

 

Dans la même veine, et sujet d'une prochaine chronique : Jean Dubuffet & Valère Novarina, Le Parti du feu. Enfin, pour être totalement complet, citons parmi les autres publications de L’Atelier contemporain : trois récits de Claude Louis-Combet, Suzanne et les croûtons, (avec la reproduction du manuscrit), de Manuel Daull, Un monde sans Louna et Bruno Krebs, L'Ile enchantée (avec des dessins de Monique Tello) et un recueil poétique de Jacques Moulin, À vol d'oiseaux (avec des dessins d'Ann Loubert).

 

François Xavier

 

Yves Bonnefoy & Gérard Titus-Carmel, Chemins ouvrant, 40 illustrations couleurs, préface de Marik Froidefond, L’Atelier contemporain, mars 2014, 150 p.-  20,00 €

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Deux dates à retenir :
- le jeudi 15 mai 2014 à 18 h 30 - débat modéré par Francois Bordes avec Francois-Marie Deyrolle & Marc Blanchet, Ann Loubert, Jacques Moulin, Gérard Titus-Carmel autour des deux numéros de la revue L'Atelier contemporain à Ent’revues 174, rue de Rivoli / 75001 Paris Code porche : 9614 / Fond de cour, code : 8512 / 2e étage info@entrevues.org / 01 53 34 23 23 métro : Palais-Royal
- le jeudi 19 juin 2014 à 19 h 30 - Tschann libraire & L’Atelier contemporain ont le plaisir de vous inviter à rencontrer Yves Bonnefoy & Gérard Titus-Carmel / Librairie Tschann 125, bd du Montparnasse / 75006 Paris 01 43 35 42 05 / librairie@tschann.fr métro : Vavin ou Raspail / RER : Port-Royal