Constantin Meunier, la probité d’un bon ouvrier

« Au fond, j’ai sculpté ces hommes tout simplement parce que je les aimais ». Quand il visite le Borinage, comme interdit devant le labeur intense des mineurs, il écrit encore: « Je suis frappé par cette beauté tragique et farouche. Une immense pitié me prend ». Deux phrases de Constantin Meunier (1831-1905) qui révèlent la démarche de l’artiste sinon dans la totalité de son discours esthétique, du moins dans la vérité de son message fondateur. Pour aborder Meunier, prendre la mesure d’ensemble de son œuvre et en percevoir sous l’apparente unité les moindres variations jusqu’aux fines oscillations enregistrées au long d’une vie marquée d’épreuves et de succès, quelques mots-clés suffiraient a priori, de ceux que l’on place en tête d’un texte pour donner au lecteur des repères essentiels et suffisants: Pays Noir, travailleur, mine, terre, port. Il faudrait cependant en ajouter aussitôt d’autres, pour élargir l’emprise tout en focalisant ainsi dans son contexte l’œuvre aussi bien peint que sculpté. Ce contexte est celui de la Belgique au moment où pour ce pays à la charnière de son essor industriel se pose sous un nouvel angle et dans son amplitude la question sociale. Ces mots-là appartiennent alors au second registre qui s’étend en arrière plan de son travail et lui valent sa véritable portée: humanité, souffrance, dignité, beauté antique.

 

Au centre de l’œuvre de Meunier, plutôt au cœur de celle-ci, se tient l’homme. Dans ses dimensions naturelles, spirituelles et matérielles, soutenu par sa foi ou tendu vers l’effort, courbé ou redressé, désigné par un destin accepté d’avance qui s’impose à lui. Que ce soit saint Etienne martyr (huile sur toile, 1866), le laboureur tirant sa charrue (La Glèbe, pastel sur papier marouflé sur toile, non daté), Le Faucheur (bronze, 1892), le migrant emporté par le flot anonyme des déracinés (L’Exode, fusain, pastel et craie blanche sur papier, 1894), cet homme-là est acteur d’une absence de chance qui en le dépassant, l’enveloppe de grandeur. Même attitude entre la Vierge qui s’incline sur le corps mort de son Fils (Lamentation, 1867-1870) et cette mère qui se penche sur le cadavre du sien remonté du fond de la mine à la suite d’une explosion catastrophique (Le Coup de grisou, bronze). Dans les deux cas, Meunier s’attache à parfaire les reflets cuivrés et accentuer les accents sombres afin de rendre plus poignante cette double disparition.

 

Une partie de la carrière de l’artiste a été longtemps ignorée ou sous-estimée. Il s’agit de sa peinture religieuse, qui dure environ une quinzaine d’années. Elle traduit à la fois les difficultés de l’enfance (un père mort jeune quand il a quatre ans, la relative pauvreté familiale, le combat pour s’en sortir) et son désir de peindre ce qu’il porte en lui, n’ayant pas encore l’opportunité de véritables commandes qui l’orientent. Cette période de beauté formelle et de réalisme annonce la maturité et la manière dont il abordera les thèmes majeurs de sa carrière. Certes, sans doute en raison d’un désir de sincérité personnelle et du souci de prendre pour mesure une théorie adaptée à tout son travail, celle de la règle bénédictine de l’Ora et Labora, l’élan pictural de Meunier, ralenti par une application évidente pour en dégager le pittoresque, peine à s’envoler. Hormis exception l’ensemble de ces tableaux, s’apparentant davantage à la tradition sulpicienne, n’offre pas un intérêt particulier.

 

Après deux phases intermédiaires, l’une bourgeoise au cours de laquelle ses modèles sont les enfants et les dames de la bonne société belge dépeints dans leurs menues activités quotidiennes, l’autre espagnole, plus particulièrement sévillane, pendant laquelle il se fait observateur avisé des coutumes locales surtout à travers des dessins enlevés et vifs (Deux conducteurs de taureau), Constantin Meunier déploie en profondeur ses talents de créateur et révèle enfin son engagement au service de la cause ouvrière. Il s’érige désormais comme « la figure tutélaire du réalisme social ». Sous sa main, le docker, le carrier, le bûcheron, le marteleur, la hiercheuse, dans les champs, le long des quais, sur le carreau des mines, l’ouvrier en somme qui peine et lutte, use ses forces, trahit sa lassitude, devient une manière de héros, non révolutionnaire comme celui que glorifiait en son temps le stalinisme, mais protagoniste de la croissance d’une nation soucieuse de profits sans que celle-ci le récompense en proportion ou du moins lui reconnaisse sa contribution fondamentale. Il est l’homme athlétique qui ploie sous le poids de ce qu’il arrache au sol et au sous-sol et que broie l’atelier. Il est asservi par le labeur et les exigences de la production, il est soumis au pouvoir du capital qui pèse sur lui.

 

Parce que Meunier est « le sculpteur et le peintre de la souffrance démocratique plus encore qu’humaine et certes plus que le peintre de la souffrance idéale » (Emile Verhaeren), « dans tous ses mineurs et puddlers, on devine l’esclave. Mais à ces esclaves, il imprime la beauté des gladiateurs » (Eugène Demolder). Il est évident que sa formation académique sert parfaitement ce propos et que les sculptures de Meunier évoquent la statuaire antique mais privée de sa théâtralité. Derrière l’ordre harmonieux des corps et des lieux décrits, Meunier pousse l’expressivité au bout d’elle-même, jusqu’au symbole, lui appose une forte charge émotive. Le style s’affirme « concret et grave », s’enveloppe d’une « ardeur mystique », comme on le note dans ces scènes émouvantes et prises sur l’instant même de leur déroulement : Mineurs à la descente (fusain, pastel, craie rouge et craie blanche sur papier chamois), Les souffleurs de verre, ou encore L’Enlèvement du creuset brisé. Le feu des forges, les lueurs des laminoirs, la chaleur des hauts fourneaux, la nuit sur les villages quand la mort décime les équipes, la détente dans les cabarets à l’atmosphère lourde, il suit cette odyssée, en rend compte fidèlement, peut-être l’ennoblit, gardant les rythmes et les nuances de cette rude conquête et lui confère, au-delà de son petit territoire, une valeur universelle.

 

Deux artistes ont reconnu le génie de Meunier, Van Gogh et Rodin. Le premier : « Ce qui ne m’est pas indifférent, c’est qu’un homme qui m’est supérieur ait peint toutes choses que j’ai rêvé de faire ». Le second : « C’est un homme admirable. Il a la grandeur de Millet. C’est un des plus grands artistes du siècle ».

 

Il a eu son heure de gloire, elle est curieusement passée et oubliée. Constantin Meunier n’est pas assez connu, que ce soit en Belgique, en France, partout. Injustement. Entourée par quelques auteurs qui ont étudié le rôle de Meunier dans le courant de l’art moderne, son immense apport au réalisme, sa manière si personnelle d’adresser « un hymne au travail », Francisca Vandepitte, également commissaire de l’exposition, restitue à l’artiste la place qu’il mérite. Très illustré, abondant en références, cet ouvrage accompagne la rétrospective qui s’ouvre à Bruxelles aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Elle a été ouverte très logiquement dans l’aile du musée Fin-de-siècle. Rien ou presque depuis 1909 n’avait été vraiment entrepris autour de cet artiste de premier plan. S’il est visible par certaines de ses statues dans la ville, on ne pense pas toujours à aller voir ses tableaux dans le musée qui occupe son ancienne maison-atelier. Il est facile de s’y rendre, le train vous y emmène en moins de deux heures. Montez dans un Thalys. Leur fréquence est un avantage de plus. Pour découvrir Meunier, celui qui a fait entrer par la grande porte l’art l’ouvrier et en a fait « une icône de la modernité ».

 

Dominique Vergnon

 

Francisca Vandepitte, Constantin Meunier, 1831-1905, Lannoo-musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 320 pages, 25x29 cm, septembre 2014, 40 euros. 

www.expo-meunier.be; www.fine-arts-museum.be; www.thalys.com   

      

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