Le fauvisme, la force de la couleur

« Je haussais les tons, j’écrasais et gâchais les outremers, les vermillons. Je souffrais de ne pouvoir frapper plus fort, d’être arrivé au maximum d’intensité ». Dans Le Restaurant de La Machine à Bougival, tableau de 1905, Maurice de Vlaminck, au moyen de ces touches rouge vif qui se déclinent de la façade sur la gauche de la toile jusqu’au gros tronc d’arbre qui est planté à droite, fait flamber l’air, le sol, le feuillage. Explosion des sensations, crépitation des perceptions. Cette intensité, retrouvée à des degrés variés chez tous les Fauves comme une marque partagée, est le sceau apposé sur les œuvres qui rassemblent leurs signataires. Le paroxysme en peinture se met au service d’une expressivité absolue, voulue par cette nouvelle génération qui est déterminée à rompre avec les codes précédents, à se défaire des influences d’avant même décisives - celles de Van Gogh et Cézanne pour ne prendre que le cas de Vlaminck - à en finir avec les « touches cristallines » et les « couleurs d’imitation » comme dit Matisse, en un mot à prendre la large vis-à-vis de leurs prédécesseurs, qu’ils soient Impressionnistes, Pointillistes ou Nabis. La seule vigueur de la couleur vient en réaction à ses vibrations ténues de l’atmosphère, l’espace est restitué sous une autre forme qui obéit d’abord à l’émotion.

 

Assumé par Matisse, Braque, Dufy, Friesz, Manguin, Derain, Marquet, Vlaminck, Camoin, Van Dongen, Valtat, le propos est clair. Autour de cette volonté d’exubérance, ils se retrouvent pour lancer un mouvement qui en dépit de sa brièveté constitue par ses excès même un jalon majeur de l’histoire de l’art. L’année 1905 est capitale au moins à deux titres. En effet se tient d’un côté à Paris le Salon d’Automne où dans la fameuse salle VII sont regroupés la plupart de ces nouveaux tenants des « chocs émotifs ». De l’autre, se crée à Dresde le groupe Die Brücke (Le Pont), qui réunit autour d’Ernst Ludwig Kirchner, l’un des fondateurs du mouvement, des artistes allemands qui entendent eux-aussi « briser les conventions ». Les retombées de cette aventure qui s’achève dès 1907 pour certains, plus tard pour d’autres, après des phases d’évolutions et de remises en cause, sont nombreuses, comme le sont - si la comparaison osée a quelque signification - les éclaboussures du « pot de peinture jeté à la face du public » selon les mots du romancier et critique Camille Mauclair. Car lors de cet événement parisien, les visiteurs furent plus que surpris, décontenancés, déroutés devant ces toiles résolument novatrices par rapport à tout ce qui s’était fait auparavant et qu’ils considérèrent comme de « vilains barbouillages ».

 

On parle souvent au sujet du fauvisme de période de transition, une expression qui à la fois ne signifie rien, car toutes le sont, et prend pourtant sa pleine dimension au regard des circonstances et des engagements individuels. Le tableau fauve n’est plus la représentation du réel, il en est une interprétation arbitraire. L’Ecole de Pont-Aven est le seuil précurseur de cette dynamique de la dynamite, matière avec laquelle sont faites ces « cartouches » que Vlaminck et son copain Derain lancent comme des défis. Le thème s’efface devant la couleur, le modèle en tant que tel disparaît, il s’agit d’exprimer ce que l’on voit quand on descend dans la rue, suivant le conseil de Gustave Moreau. Le but est de s’exprimer librement. Ce que feront tous ces peintres, chacun dans sa langue, chacun avec son vocabulaire, unis par le désir d’un engagement audacieux qui pour les plus aventureux, devient une voie vers une « esthétique de la tabula rasa », comme le montre, textes à l’appui, l’auteur de cet  important ouvrage, magnifiquement illustré et abondamment documenté. 

 

Il y a dans ce mouvement un point à ne pas négliger, celui de cette solidarité qui provient autant de l’âge des artistes qui appartiennent à la même génération que de leur formation et des lieux qui les inspirent. Chatou est un des exemples les plus connus, en tant que centre de l’amitié Derain-Vlaminck, comme les côtes normandes et méditerranéennes peuvent l’être pour Matisse, Manguin, Marquet, Dufy, Braque, Friesz. De même ont-ils en commun des motifs pour lesquels il est intéressant de comparer les points de vue et les rendus chromatiques (L’Estaque chez Friesz et Braque ; La Plage à Sainte-Adresse, chez Dufy et Marquet ; La Place aux herbes chez Camoin et Marquet).

 

Un des chapitres parmi les plus intéressants de ce livre (mais ils le sont tous) est consacré aux artistes qui se sont associés au fauvisme. On pense entre autres à Chabaud, plus connu pour avoir peint les cabarets la nuit que des paysages provençaux, pourtant d’une grande sensibilité.  Il aborde aussi la diffusion et la disparition du fauvisme en le rattachant aux enchaînements plastiques qui en ont découlé en Europe. De cette rupture dérivent et fleurissent, élément important de son histoire parfois oubliée ou méconnue, diverses filiations et beaucoup de chemins balisés par des artistes aussi différents qu’Emil Nolde, Alexej von Jawlensky, Edvard Munch, qui à la différence de ce qui s’est passé en France où la vitalité du motif prime, se nourrirent davantage de légendes nordiques et de philosophie. Se reliant au groupe Die Brücke, il convient de citer  le groupe NKV (créé en 1909 à Munich avec Kandinsky), une des sources du der Blaue Reiter (le Cavalier bleu) qui naît en 1911 et auquel s’amarrent Marc et Macke. Egalement sont reprises les recherches de certains artistes Russes, comme Natalia Gontcharova ou Larionov, qui à leur tour inspireront le suprématisme de Malevitch.



Ainsi étudié et expliqué dans son foisonnement et sa complexité, le fauvisme apparaît comme « cette grande conquête moderne » selon ce que disait Matisse. Présenté sous les angles historiques et esthétiques par l’auteur, le fauvisme prend une nouvelle ampleur, ne se limitant plus à être cette parenthèse picturale comme on le pense généralement. Spécialiste des avant-gardes qui sont nées depuis 1945, conservateur du patrimoine, professeur, commissaire d’expositions, Cécile Debray replace cette « aventure » dans son contexte, rappelle avec une grande pertinence les contributions de chacun, analyse ce besoin d’« autonomie de la couleur » qui s’est manifesté en France au début du siècle précédent et a abouti à cette autre logique dans l’usage des couleurs, finalement à sa singularité.

 

Dominique Vergnon

 

Cécile Debray, Le fauvisme, Citadelles et Mazenod, 27,5 x 32,5 cm, 400 pages, 300 illustrations,  coffret, 2014, 189 euros. 

 

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