Dessins, gestes de puissance

Un geste qui est la suite d’une pensée, elle-même résultat du regard qui observe. Le dessin est « des actes créateurs qui s’offrent à l’artiste, le plus immédiatement visible », selon René Huyghe. Il est notation d’une sensation, d’un instant, acte objectif et suggestif, résultat du passage de la main qui transmet l’émotion. Vitesse et adresse sont requises, pour rendre le mouvement et l’intensité, c’est-à-dire la puissance concentrée. Plus loin, il ajoute qu’il « n’est que le sillage, l’itinéraire inscrit devenu permanent de cette main ». Au temps de la Renaissance, préparée par « plusieurs petites renaissances » comme le note André Chastel dans son ouvrage  L’art Italien, le dessin est l’image d’une beauté qui dépasse la subjectivité  et qui de ce fait, se place « à l’origine du travail de création - exprime le dessein de l’artiste ». 


Les dessins venus du Städel Museum de Francfort et exposés à la Fondation Custodia sont l’illustration la plus parfaite de ce travail. Autour des noms des trois maîtres qui sont les aimants de la visite, d’autres noms s’imposent, moins connus, inconnus, oubliés, réappris, pourtant tout aussi dignes d’intérêt. Si à l’évidence Raphaël, Titien et Michel-Ange attirent, sans aucun doute est-ce pour la suprématie qu’ils exercent, quel que soit le sujet traité, quel que soit le domaine abordé, composition, trait, contraste, lumière, volume, espace conduisant à établir cet aboutissement absolu. Du premier, signalons l’Etude d’un cavalier, (exécutée à la pointe d’argent, rehauts de blanc de plomb, sur papier préparé gris, vers 1511-1512), montrant un soldat casqué assis sur sa monture à peine esquissée, pris dans une attitude de torsion du dos afin d’appuyer son bras tendu, dans un impérieux autant que délicat geste de commandement. Du second, on admire cette fois l’impétuosité des doigts qui ont façonné le corps de saint Sébastien, lié au poteau de son supplice, déjà plié par la seule flèche l’ayant pour le moment atteint mais comme dans une position de refus et de lutte avant l’impact mortel des autres. Des hachures rapides et nerveuses donnent à chaque élément construisant la scène - muscles, étoffe, socle de pierre où le martyr pose le pied -  toute sa vivacité et sa perspective. L’esquisse est corrigée, sur la gauche, la jambe n’étant pas aux yeux de l’artiste vénitien à la bonne place. Michel-Ange pour sa part donne libre cours à la conception d’une dizaine de têtes grotesques (sanguine sur des esquisses à la pierre noire, vers 1525), trois d’entre elles dominant cette réunion de trognes qui avec leurs cornes, leurs yeux bizarres, leurs lippes et leurs oreilles démesurées, se situent entre carnaval et mascarade.  

 

Tout aussi brillants, occupant une place éminente dans ce florilège, comment ne pas mentionner Tintoret, Véronèse, Pontormo, Le Corrège, Vasari, Filippino Lippi, Le Parmesan? A côté d’eux, apparaissent ces autres artistes que la renommée a moins éclairés et qui pourtant offrent ici des preuves irrécusables de leur immense talent, Luca Cambiaso, Antonio Campi, Domenico Campagnola, Baccio Bandinelli. Il faut prendre de son temps devant chacune pour contempler les détails des narrations. Les 90 feuilles présentées témoignent de l’extraordinaire effervescence du disegno au long de ce siècle et demi qui a fait de l’Italie le foyer du génie esthétique italien qui séduisait tant Stendhal et qui est tout entier rassemblé dans ce parcours, majesté antique et rigueur classique, mythologie et religion, raffinement et débridement, vie de cour et affirmation du pouvoir.

 

A l’autre extrémité du temps et des lieux, miroir qui inverse la sérénité, apparente seulement, des artistes précédents, un artiste néerlandais nous fait entrer dans son univers où les distances s’abolissent et se prolongent, où les rencontres sont préparées par le hasard et restent fortuites, où l’imagination est le guide absolu et le réel le conseiller incessant. La vie croise la mort, la voracité bataille l’aveuglement et l’égoïsme combat la charité, la pluie d’étoiles entrelace le marcheur solitaire. L’encre est tache, filament, explosion, tourbillon. 


Autant de signes de puissance, ces visions ne sont ni tendres ni légères, elles évoquent ces poids durs de l’existence qu’il faut trainer, le cirque en somme du quotidien qui sous la main de Gèr Boosten prend des dimensions d’apocalypse et de rédemption.

 

Dominique Vergnon  

 

Joachim Jacoby, Raffael bis Tizian, Michael Imhof Verlag, 303 pages, 23x28cm, 200 illus., 34,90 euros (en allemand ; livret  de traduction)

Gijsbert van der Wal, Cirque d’encres, l’œuvre sur papier de Gèr Boosten, Fondation Custodia-De Weideblik, 152 pages, 27x27 cm, 128 illus., 25 euros (édition bilingue néerlandais et français).

 

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.