Henri Matisse, le désir de lignes

C’est autour de 1900, quand il a une trentaine d’années, que Matisse se lance dans la gravure. Il continuera à la pratiquer presque jusqu’à la fin de sa vie, sa dextérité et son goût pour le  renouvellement apprivoisant de mieux en mieux les supports et les techniques. En artiste exigeant, ne laissant rien au hasard et soucieux d’atteindre la perfection afin d’exprimer au plus près sa pensée, il maîtrise à force d’un incessant labeur les différentes manières même si la lithographie, se rapprochant du dessin, lui offre davantage de latitude et l’attire particulièrement puisqu’il crée 306 planches autour de quelques thèmes récurrents comme le nu et le visage mais dont il élargit sans cesse la portée.

 

L’année 1929 est sans conteste celle de ses plus belles réussites comme en témoignent quelques sujets explorés, déclinés, repris à nouveau pour d’autres variations, tels que la jeune femme et le bocal de poissons ou l’odalisque assise. Dans le premier cas, tantôt les mains croisées, tantôt jointes, tantôt le regard rêveur, tantôt le regard noir fixé sur l’aquarium, elle apparaît simplement habillée du fil léger que dessine la main et qui délimite la grâce de l’épaule, l’ovale du visage, les boucles de cheveux. Vêtue de rien ou presque, nudité souveraine dans son abandon, elle est parée comme une déesse d’un collier au cou, d’anneaux aux chevilles. La confrontation rapprochée entre la tête du modèle et le bocal retient l’attention de Matisse, qui toujours en 1929, exécute plusieurs eaux fortes, la montrant ici fascinée par les évolutions des poissons, là endormie à côté d’eux. La souplesse continue du trait qui donne une plénitude aux volumes tout en laissant en quelque sorte un vide absolu entre chaque section est particulièrement éblouissante. Dans le second, également sensuelle, également silencieuse, l’odalisque nous dévisage, la tête appuyée sur la main, le corps se détachant sur un damier esquissé qui confère à la scène une profondeur manifeste. Elle séduit encore, d’une autre manière, debout, avec « sa culotte rayée », ou allongée devant un magnolia, ou étendue écoutant la joueuse de luth. Elle revient, accroupie, le voile sur la tête, tatouée en croix sur la poitrine, sur un fond de losanges ou de carreaux, envoûtante avec ses yeux en amande.  

 

Ce qui frappe le regard, c’est la pureté, la force et la transparence de la ligne, lancée libre et aérienne, donnant à l’instant sa dynamique, au visage sa lumière, ignorant le détail inutile mais logeant dans l’espace sans rien perdre de l’éloquence requise les masses des corps et la présence des objets. Il « place la gravure sur le même plan que le dessin, en cohérence avec sa position sur l’égalité qu’il confère aussi aux autres arts : dessin, peinture, sculpture et plus tard, aux papiers découpés ». Matisse d’ailleurs dit lui-même : « Le fond demeure le même. Chacune des techniques aide l’autre ». Cette aisance d’expression se retrouve à égalité dans les disciplines qu’il explore. Sa maîtrise, sa liberté, la finesse, « le chemin de son crayon » autant que la puissance de son inspiration se font évidence dans les diverses techniques que cet ouvrage présente en détail et que Matisse pratique avec un succès qui ne se dément jamais.

 

Les exemples de bois gravés de 1906-1907 le prouvent, même s’ils sont peu nombreux. Les compositions sont plus audacieuses et les contrastes davantage marqués. Il se dirige aussi vers la linogravure surtout pour les livres qu’il illustre. Il crée encore des aquatintes et des monotypes, dessinant sur la plaque sans l’inciser. S’agissant des monotypes, ils constituent un ensemble tout à fait intéressant dans sa carrière car ils sont restés longtemps ignorés, au secret si l’on peut dire de son atelier. Il en réalise une soixantaine, à titre sans doute expérimental, d’où leur spontanéité et leur fluidité. « Les monotypes sont le fruit de l’instant, cette technique ne permettant pas de repentirs…La couleur, le volume, la lumière ne sont suggérés que par le trait blanc se détachant sur la surface encrée de noir ».

 

Matisse réalise La Danse pour le Docteur Albert Barnes, fondateur en 1922 à Philadelphie de la fondation qui porte son nom et dont le but est « to promote the advancement of education and the appreciation of the fine arts and horticulture ». Il s’agit d’une vaste décoration murale épousant la forme de trois arches et appelée à prendre place dans la salle principale de l’établissement. Pour cela, s’y reprenant à plusieurs reprises, il travaille avec conscience et assiduité à une série de papiers peints et découpés suivant une gamme restreinte de couleurs, afin d’obtenir le rythme  et l’enchaînement qu’il souhaite. C’est bien une « splendeur », si l’on reprend le terme utilisé par Matisse, que cette composition dont la simplicité apparente cache une réflexion considérable sur chaque mouvement des corps et les relations entre les teintes choisies. Les  étapes du travail élaborées en 1935-1936 sont présentées dans l’ouvrage et permettent d’en suivre l’évolution.

 

Pour comprendre cette extraordinaire richesse créatrice de Matisse graveur, il faut garder en mémoire ce que disait Marguerite Duthuit-Matisse, fille de l’artiste : «Il dessine, voilà tout, avec de nouveaux instruments». Ce catalogue, très documenté, accompagne l’exposition organisée au musée de Cateau-Cambrésis, où le visiteur, guidé par des codes couleurs, bénéficiant d’explications précises sur les diverses techniques employées, suit au fil des quelques 200 œuvres exposées le travail de ce merveilleux conteur et son parcours de graveur inspiré.  

 

Dominique Vergnon

 

Patrice Deparpe, Matisse et la gravure, l’autre instrument, SilvanaEditoriale, 256 pages, 250   illustrations, 24x26 cm, octobre 2015, 35 euros.  (www. museematisse.lenord.fr)

 

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