Les pensées, formes visibles et transmissibles

La main et l’esprit, dit autrement le matériel et le mental, deux univers séparés qui s’unissent pour en créer un seul en vue d’explorer la terra incognita qu’est le monde de l’esprit. Nombreux sont les artistes, ouverts et sensibles aux questions liées aux transmissions des pensées et des émotions qui, depuis les années 1880 jusqu’à nos jours, ne cessent de créer autour de cette union leur approche artistique personnelle, que ce soit des peintures, des sculptures, des photographies, des expériences, des installations, toutes étonnantes, déroutantes ou convaincantes. Chacun sait que le grand Léonard a associé en une formule célèbre, La pittura è cosa mentale, l’outil et l’intelligence, reprise dans le titre de cet ouvrage aussi savant que passionnant à lire et qui donne toute leur portée aux deux versants de l’acte créateur. Il s’agit donc dans ces pages d’enquêter sur les liens entre art et télépathie, en passant à travers des œuvres qui descendent le courant du temps, de Munch et Mondrian au début du XXème siècle à Sigmar Polke et Mark Zuckerberg qui ouvrent le suivant. Sur le parcours, le lecteur croise des artistes connus comme Rodin, Kokoschka, Kandinsky, Miró et d’autres qui le sont moins comme Robert Filliou, Claude Bellegarde, Frédéric Vaëssen mais sont à découvrir.

 

 

Les interrogations scientifiques de la fin du XIXe concernent les ondes et les rayons,  notamment les fameux rayons X de Röntgen qui sont en 1895 contemporains du cinéma, d’une atmosphère spirituelle (les courants ésotériques, l’intérêt pour le spiritisme…), du développement des moyens de communication à distance, du télégraphe puis du téléphone, conduisant les artistes à rêver à une immédiateté, à une transparence dans la communication. La télépathie devient alors ce transfert instantané, sans traduction, sans intermédiaire, d’une pensée vers une autre. Utopie relationnelle, matérialisation de la pensée et dématérialisation des voies de communication. Ces idées croisent aussi celles des avant-gardes, de l’impressionnisme jusqu’au surréalisme puis plus tard l’art conceptuel qui ne propose plus d’objet mais une communication à l’état pur et dont le projet cherche à renverser les représentations historiques.

 

 

Télépathie : le terme, qui nous vient du grec, apparaît en 1882, la même année que celui d’Avant-garde. Les sentiments sont comme portés à distance. Emettre, recevoir, sans passer par des médiateurs matériels. Virtuellement, chacun en serait capable. La télépathie se situe dans une dualité. Elle peut être perçue comme un facteur d’amélioration pour l’espèce humaine : ses pouvoirs seraient décuplés par la maitrise d’une puissance encore insoupçonnée bien qu’entrevue et la « communication sans obstacle » assurerait paix et concorde générale, renouant ici avec le vieux mythe de Babel et une empathie paradisiaque. On le voit notamment dans la photographie spirite et son versant « Thoughtography » (photographie de la pensée ou encore photographie psychique), puis plus tard dans la recherche de représentation des fluides et des auras. L’une des expériences les plus explicites est celle de Louis Darget qui posait directement une plaque photographique sur la boite crânienne d’un sujet, lui demandant ensuite de se concentrer sur un objet (une bouteille par exemple), la forme de cette pensée apparaissant visiblement sur la plaque développée.

 

 

      

Ainsi à la fin du XIX et au début du XXe est-on subjugué par l’énigme des possibilités visuelles de la pensée. Ce contexte scientifique ou pseudo-scientifique qui peut nous apparaître caricatural aujourd’hui a véritablement agité les milieux artistiques. Et ces questions ont séduit les artistes symbolistes, comme Redon notamment, puis les débuts de l’abstraction et au-delà le cubisme et le futurisme. Les représentations données sont multiples. Les corps irradiants de Kupka, les portraits auratiques de Munch, Kokoschka, Duchamp montrent les lignes de couleurs qui entourent corps et visages comme des fluides. Picasso dans son Portrait de Vollard daté de 1910 déconstruit, fragmente, met en facettes la tête, resserre la palette autour de quelques tons ocres et gris, et au-delà du changement perspectif propre au cubisme, donne à voir un crâne comme en expansion, évoquant les émanations de la puissance visionnaire du célèbre marchand d’art parisien. Autant de conversions optiques des phénomènes psychiques où les couleurs transcrivent les vibrations de l’âme.

 

Duchamp, dont on sait le passage érudit à la Bibliothèque Ste-Geneviève, puisera dans toute cette culture et cette imagerie auratique pour travailler plusieurs axes de son œuvre. Par exemple le Portrait du Dr R. Dumouchel (1910) dont la main est entourée de radiations énergétiques, ou encore, au cours de sa période cubiste, les Joueurs d’échecs (1911) dont l’entrelacement des visages géométriques donnent à imaginer les diagrammes de la pensée, la beauté du jeu et du calcul. Dans les Neuf Moules Mâlic, on peut voir resurgir des planches explicatives du comte de Tromelin, né en 1850, auteur des dessins « semi-médianiques ». Dans un autre domaine d’expression, pensons à la danse-papillon de Loïe Fuller et les fameuses photos où la danseuse semble métamorphosée en formes tourbillonnantes. Elles enchanteront les peintres, dont Toulouse-Lautrec et le poète Mallarmé qui y verra « l’instrument direct de la pensée ».

 

 

Les avant-gardes et notamment l’abstraction tireront de ce contexte intellectuel tous les ferments de leurs recherches sur la traduction vibratoire de la pensée. Ainsi Kandinsky  s’adonne à la lecture des expériences de matérialisation de la pensée pour avancer dans sa propre quête d’un art spiritualisé où les floraisons colorées se libèrent de toute obligation figurative. Les dessins visionnaires et les prophéties spiritualistes déterminent la peinture comme un « espace mental » où le peintre peut dès lors choisir de représenter des pensées abstraites ou venir figurer certains contours s’il arrivait que la pensée devienne à nouveau plus précise. En rayonnant de cerveau à cerveau, Kandinsky découvre ainsi que l’art devient plus puissant. Les artistes se mettent à rêver d’une communion complète, immédiate, totale. Une transmission d’émetteur (l’artiste) à récepteur (le regardeur) permettant la dissolution des frontières entre physique et psychisme. Avec le surréalisme, le rideau continue de se lever sur « l’écran mental ». Ecriture automatique, cadavres exquis ou « dessins communiqués ». L’artiste devient en quelque sorte un « simple appareil enregistreur » ou le transcripteur d’une psyché libérée. La création artistique se fait sous la dictée,  ce qui rejoint aussi sans doute la position plus romantique d’une inspiration diffuse ou divine. Ce même artiste est également le chaînon d’une conscience collective. Le groupe surréaliste a souvent mis en avant cette « collectivisation de la pensée » où « l’alchimie de l’intersubjectivité » dépasse la notion d’auteur pour toucher une création quasi mécanique.

 

 

Les images du groupe dans des états de communion sont fréquentes : en étoile, main dans la main, tête contre tête, autant de « vases communicants ». Pensons aussi au tableau de Magritte « Je ne vois pas la (femme) cachée dans la forêt » (1929), qui se trouve alors entourée de photomatons des membres du groupe, yeux clos, en hypnose collective. Le surréalisme appréciera, on le sait, les effets de hasard, de rencontres fortuites, d’évènements inopinés qui  sont bien sûr autant de signes d’une télépathie le plus souvent amoureuse, cette « magie circonstancielle » dont Breton parlera dans L’Amour Fou, paru en 1937. On rejoint par l’Eros le retour d’une communication archaïque, qui se situe en-deçà ou au-delà de l’échange linguistique. Ces lignes ne sont que des pistes à poursuivre, dans cette « immense matière à penser » qu’est le cerveau, par la lecture complète de cet ouvrage, qui accompagne la grande exposition du Centre Pompidou à Metz. Aller voir du côté de Mind expander et les nouvelles interfaces....

 

    

Dominique Vergnon

 

 

Pascal Rousseau, Cosa mentale, art et télépathie au XXème siècle, Gallimard-Centre Pompidou-Metz, 318 pages, illustrations, 23x28 cm, octobre 2015, 49 euros.

 

 

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1 commentaire

Très intéressant descriptif.

Mention pour l'expérience de Louis Darget !