Notre ami Anton, l’âme, l’eau, la neige, les arbres

 

Malgré une existence somme toute assez brève, aucun des ressorts les plus cachés de la vie lui semble inconnu. Il approche les cœurs comme il s’approche des corps. Il sait les uns et les autres fragiles. Médecin de ces derniers, praticien des premiers, l’humain prime chez lui. Il observe les sentiments comme il ausculte les organes. L’autre versant des autopsies que son métier lui fait pratiquer, c’est la littérature, comme une seconde vocation qui se nourrit de l’autre. « La médecine est ma femme légitime, la littérature, ma maîtresse. Quand l’une m’ennuie, je vais passer ma nuit avec l’autre ». Les personnages de son théâtre ne sont pas des héros au sens habituel du terme, mais ils le sont dans le huis clos des consciences. Ils sont, comme l’écrit Georges Banu, des « héros par défaut ».

 

« Personne n’a compris avec autant de clairvoyance et de finesse le tragique des petits côtés de l’existence ; personne avant lui ne sut montrer avec autant d’impitoyable vérité le fastidieux tableau de leur vie telle qu’elle se déroule dans le morne chaos de la médiocrité bourgeoise. » Qui mieux que son ami Maxime Gorki résumerait ce parcours qui rejoint les maillons de l’enfance, des études, de quelques voyages, de l’écriture, en une chaîne qui se nomme souffrance, physique d’abord, spirituelle ensuite. « Ne peut être beau que ce qui est grave ». Elle se nomme aussi dignité, et encore calme, patience, solitude. De Taganrog sur les bords de la mer d’Azov à Badenweiler, en Forêt Noire, cette chaîne double la trajectoire d’un homme chez qui tout est sensibilité, émotivité, où chaque détail devient un élément majeur d’un ensemble et atteint la perfection.

 

Sa maison natale est devenue un musée. Le voyage est tentant. On doit avec un plaisir discret et respectueux y rencontrer « Tchekhov, notre prochain », ainsi que le nomme l’auteur de ce petit livre qui invite le lecteur à pénétrer loin dans l’œuvre de celui que l’on a comparé à Maupassant, donc à pénétrer loin dans sa vie. Georges Banu analyse l’une et l’autre en suivant un cheminement parallèle, les met en regard, les confronte, les rapproche. Magnifique exercice, remarquable synthèse. Une brièveté de texte qui dans sa densité provoque le désir de lire et relire. On le remercie de nous inviter à reprendre la première, à creuser la seconde. Si les nombreuses photos que l’on a de Tchekhov aident à mieux le connaître, ces pages, allant en profondeur derrière les apparences, doivent précéder la découverte ou la redécouverte de ce « théâtre à hauteur d’homme ».

 

Comme sur une toile de Seurat où chaque couleur concourt à valoriser le tout, chaque mot chez Tchekhov participe à l’harmonie générale. Des petites touches, un immense tableau. Un mot, une idée distillée, qui s’affine et se propage en ondes. « C’est comme si dans la pénombre apparaissait l’éclat de la lune ». On ouvre ses pièces comme on entre dans un lieu privilégié, une manière de sanctuaire où se réfugient le quotidien, le travail, la maladie, le bonheur tardif. « Nous ne sommes pas heureux et le bonheur n’existe pas. Nous ne pouvons que le désirer ». On pense à La Cerisaie, qui devait être une pièce assez joyeuse initialement et en fin de compte se change en drame. Aussi à La Mouette, Les Trois sœurs, L’Ours. Qui n’aurait-on aimé rencontrer, Elena, l’oncle Vania, Olga, Trigorine, Platonov, Louka ? Pour leur poser à notre tour la question qu’il pose, fondamentale : « Entre Dieu existe et Dieu n’existe pas, s’étend tout un champ immense que traverse à grand-peine le vrai sage ».

 

Célébré dans son talent par les uns malgré les critiques des autres, l’ami Anton ne se départ pas de cette simplicité qui en fin de compte le grandit encore. Un discours, un message, le temps qui s’enfuie,  tout prend les dimensions d’une comédie humaine dont le décor n’est rien moins que la vaste Russie. Il le sait, le dit, l’argent, l’amour, des illusions ! « Macha joue son malheur ; elle ne dit pas : je ne suis pas heureuse mais : je ne connais pas le bonheur ». Georges Banu connaît le théâtre tchékhovien, sous ses multiples aspects, comme le montre ce livre.

 

Dominique Vergnon

 

Georges Banu, Anton Tchekhov, Editions Ides et Calendes, 12x19 cm, 114 pages, avril 2016, 10 euros (collection le théâtre de***).

 

 

 

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