Albert Marquet, la lumière au temps présent

Ce rien, soi-disant, de son œuvre, est un tout qui est la séduction même, une discrétion dans la vie et un mystère de l’œuvre qui attire le regard, une nouvelle fois. Cette volonté d’effacement relatif, qui a desservi sa célébrité, lui attire également et paradoxalement la notoriété. « La séduction de Marquet tient à ce rien, ce qu’aucuns ont appelé mystère », écrit Sophie Krebs, commissaire de l’exposition qui se tient au musée d’Art moderne de la Ville de Paris*. Le mystère dans et de la lumière. Une lumière faite de retenue, qui n’exclue pas la force. A l’instar de la vie de l’artiste, au sujet duquel Sophie Krebs attache avec raison le qualificatif rebelle en ce sens qu’ « il a porté haut la bannière de l’indépendance sans complaisance », cette lumière infuse son regard et se diffuse dans son œuvre. Une lumière jeune, fraîche, venue de tous les moments du temps et les coins de l’univers. En marge de la simplicité visible, une recherche aboutie de la construction. Certes il a sa période fauve, mais même alors les contrastes ne sont pas violence, ils se fondent déjà. On a là la démarche en soi d’Albert Marquet (1875-1947), qui consiste à garder sa liberté de voir et à traduire sur la toile sa manière personnelle d’interpréter le spectacle du monde. Marquet pose une attention sans détour sur le réel, concentrée en même temps qu’accueillante. Il questionne et considère les êtres et les choses avec une exactitude qui implique ensuite la latitude de la poésie. Voir sans se faire voir. Même avec Marcelle, l’épouse attentive et bienveillante qui a suivi la carrière du peintre et a laissé de son mari un portrait d’une touchante sincérité, Marquet reste le créateur solitaire. « Avec toi, je peux être seul » lui disait-il. 

 


De ses nombreux voyages, Marquet a rapporté beaucoup de toiles colorées, expressives, synthétisant de façon franche les ambiances propres aux contrées visitées. A Alger, dans cette ville qui chante la Méditerranée toute entière, il affectionne particulièrement La Place du Gouvernement qui côtoie la mer, ponctuant son étendue de petites silhouettes, ancrant dans les eaux du port les navires de commerce, un paquebot ou L’Escadre alliée (huile sur toile de 1942). Comme l’eau qui circule en abondance et partout, le port est un thème récurrent chez lui. Hambourg sous la pluie, Rotterdam par temps gris, Naples sous un ciel qui serait presque voilé, Marseille enveloppée de brume, les couleurs qui se rassemblent et s’assemblent construisent à coups de douceur et d’harmonie la vérité des lieux. « Ce temps d’eau et de brouillard, ce temps de dilution nous rend contemporains de sa peinture ». Marquet est plus que tout autre le peintre du temps suspendu, ce qui ne signifie pas figé, bloqué, contraint, mais arrêté seulement un instant, celui où l’œil s’empare de l’atmosphère et ses nuances, de l’agitation des quais, des fumées, pour les transmettre à la main. De ses points du vue surélevés, choisis à dessein, Marquet observe ce qui s’offre à la vue, en extrait l’essentiel, allège encore. Les lignes sont réduites à la nécessité du discours esthétique, les détails superflus en disparaissant le renforcent. Sa palette suit les variations du paysage. Avec ses cadrages resserrés, ses changements d’angles subtils, ses horizons qui ne sont jamais loin, ses plans qui se raccordent justes, sa géométrie est savante, non pédante. 



De ses balcons en retrait des agitations, Marquet peint et repeint, par exemple Paris, mais pas toute la ville, avant tout l’amont et l’aval de la Seine, la masse sombre de Notre-Dame, l’hiver sur le pont Saint-Michel, le soleil éclairant les arbres du quai du Louvre et la Conciergerie. Motif pris et repris aussi avec La Plage de La Goulette (série d’aquarelles sur papier, aquarelles et mine graphite, huile sur toile, 1926), quand la tempête assombrit davantage la ligne indigo de la montagne qui ferme le fond de la baie tunisienne. 



Autre suite, approche similaire, donner à voir ce qui se passe au-delà de la fenêtre, cadre qui s’ouvre sur l’extérieur et que soudain les volets closent (Persienne verte, huile sur toile, 1945-1946). La fenêtre est « une condition de la vision », note Pierre Wat, elle marque une limite pour « inscrire du proche dans tout espace ».

 


La critique a vite mesuré l’apport et l’originalité de Marquet. En 1907, à sa première exposition particulière chez Druet, à part quelques réserves, les éloges ne manquent pas. Paul Jamot loue le jeune artiste dans La Chronique des arts du 16 février écrivant qu’il « mériterait une place de premier rang ». A la fin du livre, une chronologie très détaillée et agrémentée de nombreuses photos permet de comprendre les étapes de la carrière de Marquet. On le suit dans son parcours, sa rencontre avec Matisse en 1890, aux Beaux-Arts, l’enseignement de Gustave Moreau, son amitié avec Manguin et Camoin, ses incessants déplacements, son existence au quotidien.

 


Albert Marquet justement remis à l’honneur. Réunies dans une exposition à la scénographie sobre et claire, accompagnées par cet ouvrage de la même qualité, voici pour le prouver cent quarante œuvres dont des huiles jamais ou rarement exposées, des pastels sur papier et des dessins à l’encre de Chine et pinceau. Ces derniers captivent par leur vivacité déliée, leurs traits rapides donnant aux figures une consistance complète, aux corps les mouvements vrais de l’action, l’esprit du talent s’alliant à l’adresse du caricaturiste, Il suffit de regarder La charrette à bras (encre de Chine et pinceau sur papier de 1904) pour penser au mot de Matisse et comprendre combien il s’applique ici : Marquet est « Notre Hokusai ». On voit que rien chez lui n’est ennuyeux, forcé, et qu’en en fin de compte tout est virtuose.

*    Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Sophie Krebs, Albert Marquet, peintre du temps suspendu, édition Paris Musées, 230 pages, 29x24 cm, mars 2016, 39,90 euros.  

 

  

 

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.