Turner : la lumière et la couleur, thème et variation

Transposons le titre de cet ouvrage, qui deviendrait « Turner est la couleur ». Le peintre anglais (1775-1851) s’identifie à la couleur. C’est-à-dire à la lumière qui la révèle, l’avive, l’atténue. L’une et l’autre sont partout et de toujours dans son œuvre, recherchées indéfiniment, associées constamment. La lumière autant que la couleur traversent ses toiles, leur donnent cohérence, sens, force, originalité. Les ruptures dans ses approches de l’une et de l’autre se manifestent d’abord comme un besoin de toujours mieux rendre l’une avec l’autre. Classique, équilibrée, d’une douceur mythologique au début, la lumière glisse graduellement vers une sorte de puissance d’illumination. Puis le temps passant, elle se fait plus éthérée, presque abstraite, dévorant les sujets eux-mêmes qui servaient au départ à la soutenir. Ainsi que l’avait noté Huysmans, c’est au moment où tout se brouille que le site enchanté apparaît, nacré, vaporisé, idéalisé. Les jeux de nuances, degrés après degrés, construisent une autre réalité, une second espace bien présent malgré l’absence de repères. Pas d’armature apparente, pourtant une structure tangible. Les averses de clarté se feront avec les années de plus en plus transparentes.

 

En retenant quatre œuvres, proposons quatre étapes dans cette conquête ou plutôt dans cette progression vers une possession aussi absolue qu’impossible de cette lumière, comme si Turner en la gagnant la perdait aussitôt, tant il semble être là devant un mystère d’une extrême simplicité. Avec lui la lumière baigne tellement le monde qu’elle finit par se rendre invisible, échappant à la perception si l’attention ne s’y porte pas. Première étape, en 1803, quand un décor de montagnes est tout entier saisi par les contrastes entre la blancheur des cimes et des nuages et la sombre verdure végétale (Bonneville, Savoie, avec le Mont-Blanc, huile sur toile, 1803). La seconde où déjà les tons s’allègent montre L’Ile de Bass Rock littéralement livrée à la furie des flots et des cieux, une trouée lointaine dans ce cataclysme pouvant donner espoir aux malheureux naufragés de la fin prochaine de la tempête (aquarelle de 1824). La suivante, vers 1838, nous emmène en Italie, à Gênes, alors que la côte et la mer en se diluant commencent à se confondre dans un mélange de teintes irréelles, opalescentes (Lumière jaune sur Gênes, vue de l’ouest, aquarelle et gouache sur papier). Enfin, dans cette Etude de nuages et de sable humide, aquarelle de 1845, les substances naturelles sont dissoutes dans un immense reflet des unes par rapport aux autres autour d’un horizon inaccessible, ligne de partage de reliefs légers et tourmentés. Venise serait bien sûr l’exemple à suggérer pour suivre cette démarche inlassable d’approfondissement des effets les plus vrais et les plus trompeurs. La ville est d’abord solide, animée de vie, pour peu à peu se changer en cette silhouette fine et fluide posée entre ciel et terre, touchée de rose, effleurée d’indigo. Dans un de ses ouvrages (Salons de 1861 à 1868), le critique d’art W. Bürger (pseudonyme utilisé par Théophile Thoré, 1807-1869) écrit au sujet de Turner que « sa peinture est une féérie où les éléments sont exaltés à leur suprême puissance ». Dans ces échanges permanents, « il a surpris de grands fantômes de brume et de pluie. Partout, il fait couler un soleil de soufre qui tel un métal liquide, fait que « les solides architectures sont devenues des spectres translucides ».  

 

Parti des compositions de Claude Lorrain, revendiqué comme son maître, ce magicien arrive à ces poudroiements, ces effervescences, ces tourbillons, ces formes disparues, ces harmonies acides, ces déluges diaphanes, enfin ce vide rempli de l’espace vaincu. Turner regardait chaque fleur, chaque arbre, chaque nuage non pour eux-mêmes, mais en tant que pièce d’un tout, de principe initial du spectacle universel. Des matières primordiales, eau, feu, air, il a fait des matériaux fondamentaux pour construire sa vision de la création. Des lignes obligatoires qui conduisent l’œil, il fait des perspectives qui l’invitent à dépasser la réalité. Aux scènes familières, son goût du théâtre donne un aspect insolite, aux instants ordinaires, son désir de surprise donne des prolongements extraordinaires. Parce qu’il était audacieux et savait pouvoir rompre avec les règles classiques aussi bien qu’avec les codes de l’establishment, il se permettait des libertés esthétiques tout comme, bien que fils d’un barbier et perruquier de Covent Garden, il savait être à l’aise à Petworth House, chez le 3ème Earl of Egremont, en vrai gentleman qu’il pouvait être selon le critique John Ruskin, que Turner rencontra en 1840.

 

Organisée en partenariat avec Turner Contemporary de Margate (Grande-Bretagne), la présentation relate l’itinéraire artistique du peintre. Elle se tient à Hôtel de Caumont dont la première pierre avait été posée le 4 avril 1715, maintenant complètement restauré et un des plus somptueux édifices situé au cœur d’Aix-en-Provence*. Les œuvres présentées, dont 36 venues exceptionnellement de la Tate Gallery, s’attachent à mettre en évidence les angles sous lesquels l’artiste aborda la lumière, observa ses multiples variations, rendit l’atmosphère, traduisit jusque dans les plus rapides aquarelles le phénomène. A travers ses voyages qui furent nombreux (dont une halte à Aix), son attention portée aux nouveautés techniques, Turner apparaît comme un homme sensible, audacieux, moderne, indépendant, doué d’une prodigieuse mémoire, soucieux de faire connaître son travail, notamment par le biais de la gravure. Sur ce dernier point, il était exigeant. Un exemple de ce passage de l’une à l’autre est fourni par l’aquarelle Ehrenbreitstein durant la démolition de la forteresse (1819-1820) et la gravure exécutée par John Pye, en 1824, ayant bien sûr le même titre. Ian Warrell, un de ses grands connaisseurs du peintre, est le commissaire de l’exposition. Ses analyses et ses commentaires apportent dans ce livre un nouveau regard sur le célèbre paysagiste.

 

Dominique Vergnon

 

  *  Jusqu’au 18 septembre 2016

 

Ian Warrell et al., Turner et la couleur, co-édition Hazan-Hôtel de Caumont Centre d’Art, 192 pages, 130 illustrations, 28x24,8 cm, mai 2106, 29 euros.  

   

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