Walter Sickert, virtuosité et subversion

Alors qu’il entamait une carrière d’acteur, sous le pseudonyme de Mr. Nemo*, ce qui serait déjà un signe révélateur de son caractère, son goût pour la peinture lui est venu sans aucun doute du peintre américain James Abbott McNeill Whistler, alors établi à Londres. Dans une lettre de 1879, Sickert ne cache pas son admiration pour son professeur et estime qu’il est « le seul peintre vivant au génie immense, poursuivant consciencieusement son idéal ». En retour, Whistler le considère comme un de ses élèves les plus prometteurs. Autre rencontre, tout autant décisive pour Sickert, celle de Degas avec lequel il partage un séjour à Dieppe en 1885. Sur le pastel Six amis à Dieppe exécuté en 1885 par Degas, on voit Sickert son chapeau à la main, un peu isolé du groupe comprenant Ludovic Halévy et son fils Daniel, Jacques-Emile Blanche, Henri Gervex et Albert Boulanger-Cavé. Jacques-Emile Blanche de son côté réalise un élégant portrait de Sickert où l’artiste, assis avec sa palette et ses pinceaux, apparaît tel un vrai gentleman coiffé d’un chapeau de feutre brun. Sickert en effet, qui a rencontré Monet et Renoir en 1882, a côtoyé tous les niveaux sociaux avec une égale aisance, de la « bourgeoisie cultivée » aux « milieux populaires ». Sa « capacité à se fondre dans toutes les sociabilités et son intérêt pour la vie dans toute sa diversité se reflète dans son œuvre » écrit l’auteur.

 

Sickert aime avant tout les spectacles de music-hall, les pièces de théâtre, les cafés et les variétés. Il observe le public qui assiste aux représentations, rendant par des cadrages audacieux, des contre-plongées, des croisements habiles de perspectives et des tonalités chaudes l’atmosphère nocturne de ces lieux, leurs dorures, leurs miroirs, leurs éclairages révélant les détails des visages tournés vers les acteurs ou les chanteurs (Le Balcon de l’Old Bedford, huile sur toile, 1894-1895 ; Gaité Montparnasse, huile sur toile, 1907). Il scrute aussi les relations  entre hommes et femmes, montrant les tensions qui existent dans les couples  (Aube, Camden Town de 1907 ; Ennui de 1914). Il est enfin très attiré par les scènes intimes et morbides qui provoquent le regard et naturellement la critique. « Sickert est l’homme des harmonies vineuses et noirâtres, des nus jetés sur un lit, le soir, quand les rideaux interceptent toute lumière » écrit Louis Vauxcelles en 1905, au sujet des tableaux que Sickert a exposés à l’occasion du Salon d’Automne. Un autre critique, Gustave Geoffroy, note que « M. Sickert discerne les formes qui se meurent dans les chambres obscures de Londres ». Un autre encore signale « toutes ces scènes, toutes ces nudités prostrées sur des étoffes aux tons gorgés de poison », preuve d’angoisse et « d’un fatidique fatum ». A la suite du meurtre d’une prostituée, fait auquel il s’était beaucoup intéressé, le nom du peintre a été associé à celui de Jacques l’Eventreur, soi-disant lien avancé dans un ouvrage par Patricia Cornwell, démenti par les spécialistes.  Mais il est évident que tous ces faits ont « contribué à la construction d’une image mythique » de Sickert.

 

Certes Walter Sickert, ami du mystère et génie de la mystification, attachant et déroutant, amateur de voyages - entre autres lieux visités, il s’est rendu à Venise - est une personnalité contradictoire et curieuse, maniant autant l’humour que l’ironie. Son héritage familial l’a quelque peu écartelé, ce qui lui permet de parler parfaitement l’allemand, l’anglais et le français. Ce non-conformiste semble avoir entretenu avec style ses excentricités qui en « ont fait une légende bien avant sa mort ». Il ne faudrait pas cependant retenir de sa peinture seulement ses côtés sombres. Elle se révèle à son image, c’est-à-dire très diverse au fil du temps, en constante évolution, à la recherche de nouvelles expressions, se rattachant tour à tour à l’impressionnisme, au réaliste, la palette s’éclaircissant, gagnant en lumière, en vivacité de la touche. Avant de recourir à la photographie, ayant acquis grâce à la pratique régulière du dessin une grande virtuosité pour représenter ce qu’il voit, Sickert est à l’aise devant le motif, restituant le mouvement dans l’instant et la lumière dans sa vérité (Baigneurs, Dieppe, 1902 ; La Fête foraine de nuit, 1902-1903). Mentionnons en outre ses portraits, tous emprunts d’originalité dans le traitement de la personne, comme ceux de Winston Churchill, de Degas et de l’écrivain Hugh Walpole, aux tons et volumes presque brouillés mais très vivant.

 

Malgré une carrière dense, des expositions nombreuses, quantités d’écrits par exemple pour le Burlington Magazine, le fait qu’il a fondé le « Camden Town Group » dont Lucien Pissarro fera partie, un passage à la Royal Academy de Londres dont il a vite démissionné, son caractère épris de liberté le rendant rebelle à l’académisme, devenu correspondant de l’Académie des Beaux-Arts de Paris, le nom de Sickert demeure peu connu. C’est tout la complexité et l’attrait que présente cette personnalité et ses ambiguïtés que Delphine Levy, directrice générale de l’établissement public Paris-Musées, commente et analyse avec soin dans ce livre où les illustrations viennent expliciter un texte très agréable à lire et documenté. Elle montre comment sa manière est novatrice. Elle met également en avant le rôle de « passeur de la modernité en Angleterre » qu’a eu Sickert, soucieux de créer un socle artistique propre à son pays qui ne soit pas celui du « continent », désireux en cela de faire émerger une peinture nouvelle. Son influence est loin d’être négligeable ; elle est particulièrement notable chez Francis Bacon et Lucien Freud. (Rappelons ici que dans le cadre de la 3ème édition du « Festival Normandie Impressionniste », se tient l’exposition « Sickert à Dieppe - Portraits d’une ville » ; jusqu’au 26 septembre 2016).

 

Dominique Vergnon

 

* Signifie « personne » en latin

 

Delphine Levy, Walter Sickert (1860-1942), l’art de l’énigme, Somogy éditions d’art, 152 pages, 80 illustrations, 19 x 26,5 cm, juin 2016, 28 euros

 

 

 

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