Dans le rayonnement de Caravage

Sur un grand plan de Rome indiquant les monuments et les édifices remarquables en place au XVIème s., quelques cercles rouges ont été tracés afin de marquer les lieux où les artistes se retrouvaient le plus communément entre eux, à dire vrai entre les palais et les tavernes! Il est situé au début du parcours, comme un repère historique et géographique. Chiffre incroyable et souvent ignoré, entre 1600 et 1630, on estime qu’environ mille cinq cents voire deux mille artistes - peintres, sculpteurs, architectes - se sont établis dans ce quartier qu’enserre une courbe du Tibre. C’est ici que vivaient aussi beaucoup de mécènes, de grandes familles, d’ecclésiastiques de haut rang. Caravage arrive dans la cité pontificale autour de 1590-1592,  la date varie. Ses liens avec le cardinal Francesco Del Monte vont lui permettre d’élargir sa clientèle. Le Cavalier d’Arpin, qui l’a reçu dans son atelier, lui achètera des tableaux, signe annonciateur de sa primauté.

 

Dans ce périmètre de grande culture où l’argent ne manque pas, les peintres du Nord, Hollandais et Flamands, et les Français de toutes régions sont pour ainsi dire d’office en contact avec l’œuvre du Caravage. Les « mécanismes de diffusion » fonctionnent à plein. La force d’expressivité des êtres présents, la puissance des mises en scène, ces jeux extraordinaires de contrastes entre lumières et ombres, toute cette « terribilata de Dieu qui est au cœur même de la peinture du Caravage » dont parle Yves Bonnefoy dans son ouvrage « Rome, 1630 » devient pour tous la référence majeure, comme un modèle à suivre et qui s’impose aussitôt, la source des meilleures inspirations, un répertoire où puiser auprès de plus doué que soi. Caravage domine en effet, sans peine, sans le vouloir, comme malgré lui « entouré d’une sorte de culte ». Le professeur Gert Jan van der Sman, commissaire de l’exposition, note que les arrivants étrangers, en général jeunes, peuvent de ce fait « enrichir leur bagage artistique » en ajoutant à leur formation initiale de nouvelles idées, des compositions inédites, des rapports chromatiques originaux.

 

Caravage, dès ses débuts à Rome, provoque l’attention de ses contemporains par ses audaces de style et l’intensité de ses narrations. Tout en restant au plus près de la réalité, soutenue par une habileté technique déjà confondante, son imagination lui permet d’interpréter de façon résolument personnelle les thèmes sacrés et profanes qu’il a retenus. Le Garçon mordu par un lézard, (dont il existe deux versions, celle-ci venant de Florence, l’autre étant à Londres), introduit le visiteur dans cet univers des sensations fortes que le peintre, en raison de ses comportements et débordements, peut expérimenter et exprimer à titre personnel avec vérité, naturel, mêlant surprise et douleur, plaisir et châtiment. Ce visage parfait de la jeunesse se retrouve à plusieurs reprises, d’abord dans Les Musiciens, quatuor de têtes admirablement cadencé, puis chez David vainqueur de Goliath, encore chez Saint-Jean Baptiste au désert, le regard baissé, grave, conscient de sa mission. Ce tableau renvoie à celui portant le même titre exécuté en 1622-1623 par Nicolas Régnier, né à Maubeuge en 1588 et mort à Venise en 1667, à cette époque au service du marquis Vincenzo Giustiniani. La comparaison permet de voir comment la lumière éclaire et en même temps sculpte le corps qui se détache du fond obscur, s’arrête sur le manteau (moins sombre chez Caravage) et en révèle les plis, brille sur la croix de roseau à droite (à gauche chez Caravage), semble élargir la position d’accueil des bras (fermée chez Caravage).

 

D’autres visages également jeunes apparaissent au fil de cette splendide exposition, contrebalançant ces figures burinées, dures, touchées par la maturité, la souffrance, la douleur, la joie, la foi, l’incrédulité, la brutalité, la tendresse, la vieillesse, cette gamme infinie des sentiments humains qui affleurent et viennent au jour, chez les joueurs de cartes, les apôtres à Emmaüs, les exécuteurs du Couronnement d’épines. Non attribué de façon certaine au Caravage, en raison de son côté caricatural et d’erreurs anatomiques, L’Arracheur de dents, tableau de 1608-1610, frappe cependant par la douceur de la lumière, presque dorée, qui rebondit en quelque sorte sur les têtes frustres et les mains des sept adultes qui assistent à la pénible opération, un petit garçon à peine plus haut que la table l’observant aussi. On apprécie d’autant plus la délicatesse de la carnation de Sainte Catherine d’Alexandrie, huile sur toile de 1598-1599, prestigieux tableau de la collection du musée Thyssen-Bornemisza, commandité par le cardinal  Del Monte, le modèle ayant été une courtisane, Fillide Melandroni. Somptueusement vêtue, elle apparaît dans toute la concentration de sa spiritualité avant le martyre dont la roue aux pointes acérées et l’épée préfigurent l’horreur et touche directement le spectateur.

 

En reliant entre elles ces faces « qui émergent des ténèbres », c’est une manière de relier entre eux ces peintres, de voir comment ils sont été, à des degrés divers, influencés par cette « peinture qui se veut sans préjugés », pour reprendre les mots qu’André Chastel écrit au sujet du Caravage. La confrontation avec l’artiste italien des maîtres venus d’Utrecht ou de cités proches, nés les uns et les autres à peu d’années de distance, Hendrick ter Brugghen, Gerard van Honthorst, Dirck van Baburen, pour ne citer qu’eux, est à tous égards passionnante. Eux aussi s’identifient d’une certaine manière à ces scènes évangéliques et ces moments de liesse populaire qu’ils dépeignent avec la verve et la réserve qu’il convient, recourant à ces dialogues clarté-obscurité qui dramatisent et embellissent l’instant. C’est l’imitation au plus près de la vie qui donne l’émotion la plus éprouvée. Que ce soit Louis Finson, natif de Bruges et mort à Amsterdam, qui possédait deux toiles de Caravage, Mathias Stom, Nicolas Tournier, Simon Vouet, Valentin de Boulogne dont le musée Thyssen-Bornemisza possède le très beau David avec la tête de Goliath et deux soldats de 1615, Claude Vignon, chacun par le jeu des oppositions de tonalités, de couleurs, de contours, donne aux personnages le relief des êtres de chaque jour. Ils acquièrent la profondeur, physique et spirituelle, preuve d’authenticité. Si la conviction visuelle la plus puissante revient au Caravage, ils entrent à leur tour dans ce sillage où tempérament et œuvre parlent le même langage.

 

Caravage, loin d’avoir détruit par ses excès la peinture, ce que nombre de ses contemporains puis de critiques dénonçaient et lui reprochaient, l’a au contraire lancée vers l’avenir. On le mesure sans cesse. Grâce à un accrochage sobre et clair, les 11 tableaux de Caravage réunis dans cette exposition soulignent l’ampleur et la diversité de son discours pictural. Les mises en correspondance des œuvres des autres peintres sont une rare et belle occasion de voir comment ils ont trouvé leur propre voie tout en restant marqués par le sceau manifeste du maître lombard.

 

Dominique Vergnon

 

Gert Jan van der Sman et al., Caravage et les peintres du Nord, édition musée Thyssen-Bornemisza, 223 pages, 139 illustrations, 24x27,5 cm, juin 2016, 42 euros (en esp. et en angl.    

 

Musée Thyssen-Bornemisza, Paseo del Prado, Madrid, jusqu’au 18 septembre 2016 ; www.museothyssen.org

 

 

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