Charles Gleyre, violence et sérénité

En 1849, Flaubert entreprend un long voyage en Orient. Avant son départ, il a rencontré à Lyon son ami Charles Gleyre. « Nous causons de l’Egypte, du désert, du Nil ; il nous parle de Sennaar… » note l’écrivain qui gardera en mémoire les descriptions pittoresques du peintre. Ce dernier en effet, après son séjour à Rome de 1829 à 1833, se rend, avant d’aller au Soudan, en Egypte où il visite les sites les plus célèbres comme Thèbes, Philae, Abou Simbel. Il est en compagnie d’un industriel de Boston, John Lowell. Ce périple de plus de trois ans qui constitue l’« aventure la plus exceptionnelle de sa vie », représente pour lui, malgré les difficultés rencontrées, la grande découverte de l’Orient, de ses habitants, de ses paysages, de ses coutumes, de sa nature tour à tour âpre et accueillante, autant d’impressions qu’il consigne brièvement dans son journal et retranscrit avec fidélité sur la toile et la feuille. Très précis, ses relevés d’édifices (Le Temple de Denderah, crayon et lavis brun sur papier), ses dessins et ses études de visages notamment de Nubiens, exécutés in situ portent la marque de l’authenticité vécue et ont une valeur documentaire évidente. Revenu très fatigué de ce déplacement au Levant, Gleyre s’établit à Paris. A partir de 1846, il reçoit beaucoup de commandes et en dépit de ses ennuis de santé, en particulier oculaires, il réalise un certain nombre d’œuvres qui reçoivent les éloges des critiques, entre autres suisses. En 1856, il achève le tableau intitulé Le Déluge, composition vigoureuse et curieuse où l’on voit deux anges, volant à l’horizontal, les ailes déployées, double apparition de paix dans le sombre décor minéral dont la légèreté s’oppose radicalement au chaos des roches immenses au fond duquel se distingue l’arche surélevée. Cette capacité de mise en scène se retrouve dans Penthée poursuivi par les Ménades (1864), le peintre plaçant les personnages dans un paysage également dramatique et colossal, insistant sur la férocité échevelée des « femmes, nouant leurs longues draperies, bondissaient après lui, pareilles aux Furies, la chevelure éparse et l'œil ensanglanté », comme le déclame dans un de ses poèmes Leconte de Lisle. Devant ces tableaux, on ne manque pas d’être saisi par la force de la narration, déjà notable dans les œuvres de la période italienne (Les Brigands romains, 1831) ou encore quelques années plus tard dans le Paysage avec cratère (Etna ?), huile sur toile, 1840).

 

En 1845, Gleyre effectue un voyage qui le mène jusqu’à Venise, où il étudie les maîtres italiens, Giotto, Giorgione, Titien, Véronèse, Tiepolo. La femme devient un sujet qui le fascine et sa puissance d’évocation trouve dans le nu et la beauté féminine une nouvelle manière de se libérer et d’émouvoir, le pinceau se faisant lisse, presque caressant, ordonnant cette fois les personnages dans des décors harmonieux, pacifiés, arcadiens, aboutissant à une perfection esthétique absolue. Ainsi de Minerve et les trois Grâces, où le peintre rend à la fois hommage à la femme mais aussi à la musique qu’il aime par-dessus tout. Mais en contrepoint à cela, il peint des Bacchantes qui dansent, ample fête lascive et sonore. « L’art de Gleyre est tout entier dans cette tension ou cette contradiction qu’il appelait « nœud », car il rencontrait à chaque pas des difficultés – des nœuds, comme il disait – qu’il ne pouvait résoudre ». L’œuvre prise dans son ensemble se caractérise en effet par la constance de cette dualité. D’un côté le style apparaît « sobre, discret, élégant, noble, cherchant l’exquis, ayant horreur de toute violence », d’une grande douceur même, souvent plus apparente que réelle d’ailleurs si le regard s’arrête sur des détails parfois durs. De l’autre, c’est un style tragique qui s’impose, reposant sur des contrastes aux effets spectaculaires, des chevauchements et des déchaînements donnant à son discours pictural un ton tantôt glacé, tantôt de feu, marqué d’accents étranges et parnassiens, porteur de choix qui libèrent les rêves et les fantasmes. Qu’y a-t-il de commun en effet entre la petite huile sur papier marouflé sur toile de 1856 représentant Les Eléphants, sombre vision des temps antédiluviens et La Charmeuse, délicate jeune fille blonde, aux formes académiques qui renvoient à Ingres, adossée à un arbre, lumineuse, jouant de la flute double, alliant la mélancolie à la sensualité, l’idéal du respect au désir inassouvi? 

 

Oublié, inconnu sauf en Suisse dont il était originaire, Charles Gleyre, en passant de la mythologie à l’antiquité grecque et à la décapitation le 24 avril 1723 du major Davel (tableau de 1850 dont les études soulignent son talent de dessinateur et le travail préalable approfondi) nous fait parcourir des siècles d’histoire. De même, évoluant entre les références bibliques, le romantisme, le symbolisme, l’orientalisme et le classicisme, comme cherchant sa voie, son œuvre se rattache à plusieurs mouvements pour n’appartenir en fin de compte à aucun en propre et constituer un tout à part, inclassable, sans égal. Gleyre a même été considéré comme pompier, comparaison qui maintenant, sa peinture étant analysée avec un nouveau regard, paraît infondée. Rappelons qu’il a formé des centaines d’élèves, dont Renoir, Sisley et Monet, des peintres qui pour le moins sont loin de répondre à ce qualificatif longtemps dédaigneux.

 

Cet important ouvrage, qui accompagne la grande et première rétrospective consacrée au peintre et organisée au Musée d’Orsay, retrace tout l’itinéraire artistique de Charles Gleyre. C’est l’occasion unique de voir des œuvres, qui jusque dans les détails, par leur appel onirique, leurs excès, leurs angoisses, suscitent autant l’enchantement que l’étonnement voire l’ironie. Au bout du compte, la découverte de ce vaste ensemble apporte, pour ces harmonies de couleurs, cette « souplesse plastique », cette originalité dans le choix de certains sujets, un réel éblouissement.

 

 

Dominique Vergnon

 

Côme Fabre, Paul Perrin et al.  Charles Gleyre (1806-1874), le romantique repenti, Hazan – Musée d’Orsay, 270 pages 24x30 cm, 170 illustrations, mai 2016, 45 euros.

(jusqu'au 11 septembre 2016;  www.musee-orsay.fr)

 

 

 

 

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