Le Complexe de l’autruche — Pour en finir avec les défaites françaises 1870-1914-1940…

BORN TO LOSE ?


France, pays de la Révolution. Mais aussi pays du conservatisme, à un degré parfois inquiétant. Le Complexe de l’autruche de Pierre Servent essaie de voir, à travers l’histoire militaire de notre pays, s’il existe un remède à cet aveuglement pathologique.


Avant que d’inscrire son nom dans l’histoire du cinéma en réalisant quelques joyaux tels que Tais-toi quand tu parles ou Par où t’es rentré ? On t’a pas vu sortir, l’humoriste Philippe Clair avait commis quelques sketches, dont un mettant en scène une armée en déroute. A l’origine de la défaite, un état-major qui refusait de lancer la contre-attaque tant que n’aurait pas été exécuté, d’abord, le plan d’attaque. Il n’est pas sûr que Philippe Clair soit un fin polémologue, mais son "analyse" pourrait s’appliquer parfaitement à l’attitude de l’armée française depuis 1870 si l’on en croit l’ouvrage de Pierre Servent intitulé le Complexe de l’autruche et sous-titré Pour en finir avec les défaites françaises 1870-1914-1940… (on appréciera comme il se doit tout le suspense qui se niche dans ces trois points de suspension finaux). Documents à l’appui, Servent prouve que la France a passé son temps à préparer la guerre qui venait d’avoir lieu et non celle qui s’annonçait. Chaque page est remplie d’exemples montrant l’entêtement quasi-pathologique des différents états-majors français. On pourrait citer ce général qui, refusant d’imaginer que la guerre puisse se jouer essentiellement sur l’emploi des véhicules mécaniques, entraîna par son étroitesse de vue la mort de la moitié de ses régiments de cavalerie, mais l’exemple qui représente sans doute le mieux le conservatisme inébranlable des Français se trouve dans les discussions auxquelles donnèrent lieu en 1911 les débats sur l’uniforme des soldats. Quand Gallieni propose de remplacer le pantalon rouge par une tenue kaki, qui permettrait aux troufions de mieux se fondre dans le paysage et éviterait de faire de chacun d’eux une cible facile pour les fusils ennemis, le tollé est général et certains journaux voient même dans ce projet un complot franc-maçon visant à diminuer le prestige des officiers. Et quand, un peu plus tard, un député revient à la charge, il s’entend répondre par le ministre de la Guerre : "Non. La pantalon rouge, c’est la France !"


Les défaites consécutives à de tels aveuglements sont rarement reconnues comme telles. De nouveaux aveuglements viennent, sinon les justifier, du moins les minimiser. Nous savons bien que, quand l’équipe de France perd un match, ce n’est jamais parce qu’elle était mal préparée — c’est simplement parce que ce jour-là le terrain était glissant. Évidemment, Montesquieu a expliqué il y a bien longtemps qu’une cause particulière n’était efficace que si elle venait s’ajouter à une cause générale, et qu’un coup de marteau ne pouvait faire s’écrouler un mur que si le mur était déjà abondamment lézardé de l’intérieur, mais qui se souvient de Montesquieu ? Et évidemment, et plus grave encore, comme dit un proverbe chinois cité par Servent, "Qui cache ses fautes en veut faire encore".


Encore et encore… L’énumération de toutes les bourdes de l’armée française est à vrai dire un peu longue, puisqu’elle s’étend pratiquement sur trois cents pages et tourne parfois au catalogue, mais elle est nécessaire, dans la mesure où elle montre comment les mêmes erreurs se sont répétées à travers le temps et comment les voix qui ont pu s’élever ici et là pour expliquer par exemple que la guerre de mouvement allait remplacer la guerre de positions ont été régulièrement étouffées par les théoriciens en chef. Ceux-ci n’étaient pas forcément des imbéciles, mais ils étaient, d’une certaine manière, prisonniers d’un système. Pas d’armée sans obéissance. Pas d’obéissance sans conformité. Mais la guerre, qui n’a cessé d’évoluer dans sa forme depuis un siècle et demi, exige aussi de l’initiative, qualité un peu en contradiction avec ce qu’on vient de dire, et que ne garantit pas nécessairement la procédure traditionnelle de promotion : tel qui avait pu s’affirmer comme un excellent second n’était pas forcément apte à exercer un commandement.


Cela dit, la réflexion de Pierre Servent ne s’arrête pas aux questions militaires, celles-ci n’étant que des moments de cristallisation dans l’histoire d’un peuple. Le Complexe de l’autruche prend son plein sens dans ses cent dernières pages, qui quittent les champs de bataille pour étendre judicieusement le "domaine de la lutte" à la question de la langue et à celle de l’enseignement. L’analyse proposée pour expliquer le recul du français au profit de l’anglais est lumineuse : l’anglais (et l’anglais américain en particulier) est une langue qui dit les choses, qui entend être comprise et qui ne craint pas de désigner les innovations pour les rendre accessibles à tout un chacun. Le français, champion de la connotation, passe son temps à dire autre chose. A cet égard, on se trompe sur les raisons qui ont longtemps fait de notre langue la langue de la diplomatie: ce n’est pas pour sa précision et pour sa clarté qu’elle avait acquis ce privilège, mais bien pour son flou, pour la marge de manœuvre qu’elle autorise toujours, pour la possibilité de revenir sur ce qu’on a pu dire. Instrument idéal pour un monde qui ne bougeait guère. Mais à partir du moment où le monde s’est mis à évoluer drastiquement et où il a donc fallu définir nettement les choses pour savoir où l’on allait, la "franchise" responsable de l’anglais faisait décidément mieux l’affaire.


Sur l’enseignement, un long développement s’imposerait ici, mais on sait bien ce qui distingue fondamentalement l’enseignement français de l’enseignement anglo-saxon. Celui-ci encourage l’élève à aller jusqu’au bout de ses idées ; celui-là sanctionne ses erreurs et le bride. Dans les tests internationaux, les élèves français sont ceux qui s’abstiennent le plus de répondre à certaines questions, par peur de mal faire. L’une des phrases le plus souvent employées par ces élèves français, et qui serait très drôle si elle n’était désespérante, est, lorsqu’un enseignant propose telle ou telle solution pour traduire un texte ou résoudre une équation : "Oui, M’sieur, mais est-ce qu’on a le droit de traduire comme ça ? Est-ce qu’on a le droit d’employer cette méthode ?" Le droit !


Malgré cet accablant constat, les dernières pages de l’ouvrage sont plutôt optimistes. "Les Français arrivent tard à tout, mais enfin, ils arrivent", disait Voltaire. Des signes semblent indiquer que, sur le plan international, la France commence enfin à savoir s’adapter. Des entreprises américaines n’hésitent pas à élire comme PDG des Français. Le niveau des Français en langues étrangères s’est considérablement élevé dans les trente dernières années, grâce, entre autres, à Erasmus — même si, semble-t-il, l’offre reste souvent largement supérieure à la demande. Et l’armée française — puisque c’est elle qui a servi de base de réflexion à l’ouvrage — ne s’est pas trop mal comportée dans les récents conflits où elle est intervenue, même s’il lui faut faire d’énormes efforts quand il s’agit de "projeter", comme on dit, seulement quatre mille hommes.


Ironie des dernières phrases de ce Complexe de l’autruche ? L’auteur est catégorique, la France ne pourra pas affronter seule les menaces qui s’exercent aujourd’hui contre la démocratie. Le combat devra être mené par l’Europe tout entière. Mais, étant donné tout ce qui précède, cela ne veut pas seulement dire que l’Europe sera responsable si les choses tournent mal. La France, dans un premier temps, ne doit pas imputer à l’Europe en général et à l’Allemagne en particulier des maux qui lui sont propres.


FAL


Pierre Servent, Le Complexe de l’autruche — Pour en finir avec les défaites françaises 1870-1914-1940…Perrin, collection Tempus, mai 2013, 10 €

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5 commentaires

Je reviens un instant sur les points de suspension du titre… Car des voix qui s’élèvent pour dire que la France a toujours une guerre de retard sont encore, tout comme hier et avant-hier, étouffées par les théoriciens en chef  de l’armée. Il y a une dizaine d’années, les dépenses militaires exorbitantes de la Grèce se sont révélées parfaitement contre-productives car le conflit qui menaçait le pays était en réalité de nature économique. (La Grèce était alors – et de loin – le tout premier importateur d’armes au monde !) Malgré cet avertissement, quand il a été question en France de réduire le budget de l’armée afin de redresser le pays tout entier, l’Etat-major a été le premier à monter au créneau pour avancer la nécessité d’être bien défendu. Mais nulle voix ne s’est élevée pour évoquer le spectre de l’armée grecque… une armée exsangue, aujourd’hui en déroute sans même avoir combattu, vaincue par ses milliards d’Euros d’investissement. 

La prochaine guerre sera économique… elle a déjà été déclarée d’ailleurs, et nous sommes sans doute en train de la perdre…

Une comparaison avec la Grèce, ça fait toujours mal! quand ils inventaient la démocratie, nos ancêtres étaient de paisibles cultivateurs, aujourd'hui ils subissent une des pires cures d'austérité qui soient. hier comme aujourd'hui, annoncent-ils notre avenir?
Pour ce qui concerne les dépenses militaires de la France, attention cependant. elles ont régulièrement baissé depuis la chute du mur et la fin de la conscription. aujourd'hui, difficile de faire plus ou alors il faut renoncer à la capacité de projection ou à la dissuasion nucléaire.  Je suis un réaliste et je me permettrais ce jugement: nous ne vivons pas chez les bisounours donc je suis pour que la France garde les deux. Pour le nucléaire, je sais que certains n'en voient pas l'utilité mais, en tout état de cause, restons dans le club, juste au cas où... A ce niveau, je remarque la tendance actuelle en europe, qui est à la réduction, constitue une erreur. dans 10  ans, les USA ne seront plus en europe, obama a commencé le redéploiement vers le Pacifique et l'otan ne sera plus qu'une coquille vide. il serait temps que l'Europe se réveille...
sinon, la compétition est aussi économique et on a du boulot si je puis dire...

Concernant les coupes dans les dépenses du budget de la défense française, au-delà du commentaire de Sylvain, je renvoie les curieux à la lecture du livre blanc sur la défense. Les coupes sont loin d'être terminées. Et critiquer la France pour ses capacités de projection alors qu'elle est l'un des trois pays au monde à être capable de projeter des forces conséquentes sur plusieurs théâtres d'opération me semble un peu inapproprié. Maintenant, si on parle de méthodes de déploiement et de rationalisation, pourquoi pas. Mais toujours voir en noir me rappelle la remarque d'un ancien premier ministre, parlant des "déclinologues". Force est de constater qu'ils sont encore présents et ont de beaux jours devant eux.
Quant au volet économique de la question, oui, la France a beaucoup de travail à faire en la matière : si son territoire perd de sa compétitivité depuis de nombreuses années, le savoir-faire et les grandes entreprises françaises s'exportent toujours aussi bien, et dans de nombreux domaines. Il faudrait par contre regarder du côté des PME/PMI et sur leur ouverture au monde, en termes d'exportations, notamment. Il y a là de vrais investissements, financiers et humains, à opérer, si l'on veut sortir du discours "décliniste" et arrêter de battre notre coulpe en permanence (à croire qu'à nous critiquer, nous essayons plus d'éviter la critique de l'autre plutôt que d'avancer vraiment).

le souci majeur, me semble-t-il, quand on voit comment le gouvernement "vend" la France au Qatar (toute critique de cela serait islamophobe et raciste ai-je lu...) ou aux Chinois ("il faut faciliter les investissement chinoises en France" dixit M. Hollande...), qu'on n'ose jamais bondir à la gorge de nos "alliés" pour poser nos conditions, qu'on s'humilie autant que possible pour respecter les traditions d'autrui en déféquant sur les nôtres... c'est qu'il n'y a AUCUN esprit de compétition du tout !


Pour information, les relations dites "privilégiées" (doux euphémisme) entre la France et le Qatar ne datent pas du gouvernement actuel (bien sûr, il en a entériné tous les aspects ou presque).
Par contre, je ne vois pas le rapport entre le thème du livre (militaire, élargi à l'économique), et le sujet des "valeurs" et des traditions, désolé.
Mais je suis d'accord avec le fait que les Français, essentiellement dans le concert européen (d'accord, on peut parler de cacophonie aussi, c'est vrai) et à travers lui vis-à-vis de nos principaux partenaires et adversaires commerciaux et économiques, ne sont pas suffisamment capables de tenir des positions fermes. Il faut vraiment toucher à une corde sensible pour que la France réagisse : dans le projet de mandat de négociation en vue d'un accord de libre-échange entre l'UE et les USA, on a vu la France faire part de son opposition absolue à ce que les questions relatives au domaine de la culture et à celui du marché de la défense (on l'oublie vite) fassent partie du mandat de négociation. Pour un pays qui bafoue ses propres traditions au profit des autres, on repassera, me semble-t-il, en tout cas au moins sur ce coup-là.