Chéri-Chéri ou le nouveau contrat social selon Philippe Djian

Si vous avez croisé Philippe Djian dans la lucarne, invité de La grande librairie, ne vous fiez surtout pas à ce qu’il a dit par égarement (agacement ?) : il n’écrit pas de l’entertainment, même s’il avoue vouloir s’amuser et n’être sans doute pas un grand raconteur d’histoires. Car, justement, Djian écrit de la littérature, la distraction pour les foules en liesse, il laisse cela, au hasard, tiens, à Ken Follett… Djian s’amuse, certes, mais ni avec le lecteur (qu’il respecte infiniment), ni avec son art, ni avec la langue, qu’il titille, malaxe, contracte, ramène à de plus simples expressions pour redonner lustre à son blason, éclat et consistance. Parfois il use de temps oublié (comme l’imparfait du subjonctif, par le passé), parfois il casse la trame narrative avec des ruptures de temps (comme ici), balaye la mise en page et impose sa parole. En cela il fait œuvre de salubrité publique en ces temps de féminisation outrancière de certains titres et de franglais validé un peu partout.

 

Denis est écrivain le jour (occasionnellement critique littéraire - mais il est impitoyable, quitte à en perdre le sommeil s'il doit descendre un bon écrivain qui a écrit un mauvais livre - pour la presse papier et la radio) et chanteuse de cabaret la nuit, Denise, donc, sans que cela n'interfère en rien dans son genre, entendez sa libido hétérosexuelle, au point qu'après avoir épousé, sous la contrainte de son beau-père, la sublime Hannah tombée enceinte, il deviendra l'amant de sa belle-mère à la suite de rocambolesques situations enchaînées les unes aux autres dans une subtile toile d'araignée que seule la maestria de Philippe Djian est capable de nous rendre crédible.
Ouverture coup de poing avec une Denise qui passe par la fenêtre d'un train – à l'arrêt, tout de même – les mains ligotées par sa cravate, suivie d'une précarité qui enlise Denis au point de devoir mendier un report de loyer à son propriétaire, lequel, en sus d'être aussi son beau-père, est avant tout son voisin. Impossible alors d'échapper à ses remarques, critiques, humiliations...
La relation se tend.

 

Denis tente vaille que vaille de terminer son roman tout en ne parvenant pas à joindre les deux bouts car, vous l'aurez constaté comme moi, les bons écrivains se vendent mal (à de très rares exception). Il étouffe, lion en cage comme tout auteur qui ne vit pas de sa plume, déchiré entre son travail littéraire et ses obligations alimentaires.
S'en suivra un drôle de pacte avec son beau-père qui semble bien être aussi tordu dans ses affaires que dans sa vie ; et voilà Denis affublé de Robert parti relever les compteurs et secouer les mauvais payeurs... Heureusement, L'Ulysse est un havre de paix où Denise parvient à recouvrer goût à la vie dans des tours de chant qui en font une starlette locale. Drapée dans son costume de scène, elle a tous les hommes à ses pieds :

« Je souris en lui ébouriffant les cheveux, et là, je sais que je peux lui demander n'importe quoi, qu'il est pris dans mes filets. C'est une expérience étrange de voir le vertige qui les saisit, de voir leur cerveau s'éteindre, leurs armes rendues à nos pieds, rouges de sang. »

 

Les ruptures de temps, le style indirect, la ponctuation linéaire sans autre marque que le point en fin de phrase, une fois encore Djian cisèle son texte pour mieux le fixer en apesanteur au seul service du style, cette musique particulière, unique – même s'il la retravaille et la fait évoluer au fil de ses romans – si bien qu'à force de tendre vers l'épure elle se libère des scories de la syntaxe classique, de ses lourdeurs académiques et, légère, gagne en puissance.
Avec quelques clés (bien réelles,) comme cette invitation à passer une semaine dans une chambre d’hôtel avec Houellebecq et Dantec - qui remettent en question la place actuelle de la littérature dans notre société du spectacle.

 

S'amusant des contingences sociétales d'aujourd'hui, ce roman pastiche, anti-manif-pour-tous se joue des contrastes et autres caricatures, entre le jeune danseur homosexuel Ramon (arrivera-t-il à ses fins ?) et le gros bras Robert (homophobe qui deviendra amoureux d'un travesti), Hannah la poupée Barbie qui tombe amoureuse d'un romancier... à sa voix (sans n'avoir jamais lu un de ses livres), Veronica en belle-mère couguar alcoolisée jusqu'à Paul, mafieux cinglé et passionné de golf (à la télé), Djian force le trait mais les pétillants dialogues (Djian l’Audiard du XXIe siècle ?) et le cocasse des situations imposent un tableau théâtrale irrésistible, entre Feydeau et Guitry. Avec un envoi, une fois encore, qui ponctue le roman d'un dernier coup d'éclat magistral.
Rideau.

 

François Xavier

 

Philippe Djian, Chéri-Chéri, Gallimard, coll. "Blanche", octobre 2014, 208 p. - 18,50 euros

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