Araki, enfin !

Oui, enfin disons-nous en cœur à la parution de cet essai, enfin un ouvrage en français qui étudie toute l’œuvre d’Araki, enfin un livre somme qui nous permet de pénétrer cette légende.

Il y a dans les photographies d’Araki une prédominance à vouloir saisir et/ou provoquer un sentiment trouble, autant chez le sujet que vis-à-vis du spectateur. Hypnotisé je fixe l’image et j’y vois aussi cette même stupeur dans la forme, la scène, la lumière, les couleurs ; j’y vois cette extase dont j’évoquais l’immatérielle figuration dans l’œuvre de Ernest Pignon-Ernest consacrée à l'extase. Et chez Araki, il y a ce sentiment identique qui nous séduit et nous intrigue car l’on devine que notre conscience s’abandonne et notre morale se perd dans cette contemplation de ces corps si nus et si violemment érotiques et si désirables et troublants…

L’ambivalence de cette joie tintée de tristesse qui nous paralyse est bien la preuve d’une éternelle mélancolie qui s’abîme dans la jouissance de l’hédoniste. Car jouir peut aussi s’avérer dangereux, surtout si l’on traverse le miroir de l’image et que l’on s’abandonne à la vision de l’impossible fantasme. Les photographies d’Araki ne sont donc pas à mettre en toutes les mains, ni devant tout public…

 

Araki artiste de son temps nourrit le monde d’images, toujours plus d’images, encore plus d’images… Tout commença en 1971 avec la publication duVoyage sentimental, un livre édité par Araki Nobuyoshi et dans lequel il avait recueilli les images amoureuses de sa toute nouvelle vie avec sa femme Yoko. Ce livre marque le début de son œuvre dans laquelle se confond son travail et sa vie.

Pourtant, sa première photo daterait de 1940, à Minowa, un certain jour où il naquit ; une photo qu’il a faite au moment même de sa mise au monde, se retournant sur lui-même alors qu’il glissait, expulsé d’entre les cuisses de sa mère et prenant au vol l’image du sexe ouvert de celle-ci. À l’œil dilatée de la vulve maternelle dont les lèvres s’écartent comme des paupières écarquillées par l’effort de la parturition, Araki rend son regard, et il en dérobe l’apparence qu’il emporte avec lui…

Scruter l’origine nue dont on est issu n’expose pas à la mort comme le veut le préjugé commun. Araki interprète cette vision en lui donnant une valeur de viatique.



 

Mais c’est tout d’abord la fin de la guerre et les bombardements américains qui marqueront le jeune Araki et le ciel japonais en feu lui fera prendre conscience, plus tard, que la phrase de Rilke est juste : « Le beau n’est rien d’autre que le commencement du terrible. » Et si il y a une beauté dans l’embrasement du ciel, il y a un prix impossible à payer. Ce n’est d’ailleurs qu’en 2002 qu’Araki osera enfin faire sa série Fleurs célestes : sur des clichés du ciel, pris en noir et blanc depuis son balcon, il a peint de grandes fleurs s’épanouissant en couleurs très vives. Pistil de soufre, pétales pourpres ou carmin se déployant un peu comme les tentacules d’une pieuvre merveilleuse et menaçante suspendue au-dessus des vivants.

 

Passent donc les années, et Araki s’amuse avec son temps : il s’adonne un peu à la publicité, réalise par exemple, en 1971, une série – Nuit sentimentale à Kyoto – dont le sigle Coca-Cola s’invite à chaque cliché, un Nouveau Réalisme à la japonaise dont Petchancole (1973) en est le plus abouti.

Mais Araki est avant tout le photographe des femmes !

Les premières auxquelles il s’est intéressé, en 1964, avec la série Satchim représente des femmes entre deux âges qui sont magnifiées par le protocole de l’expérience photographique à laquelle il les a soumises. Elles sont belles, de cette beauté très particulière qui caractérise la présence d’un visage, d’un corps de femme, présence rendue dans sa simplicité et qui a donné à Anna Magnani, Ingrid Bergman ou Monica Vitti, filmées contre toutes les règles du glamour hollywoodien, une beauté plus intense, plus bouleversante, plus érotique que tout ce que l’on peut voir au cinéma.

 

Puis c’est la rencontre avec Yoko : elle a vingt ans, il en a vingt sept. Ils se marient le 7 juillet 1971. Pour la cérémonie, Araki organise une projection de diapositives représentant sa jeune fiancée nue. Un hommage à Dada ? À leur retour de voyage de noces il fait paraître en volume dans une édition limitée les images de ce voyage… Ainsi s’affirme cette volonté absolue de lier vie et création, vie et œuvre dans une négation totale du mensonge qui règle tout le commerce de la photographie. Araki veut revenir aux choses mêmes de la vie.

N’avait-il pas, l’année précédente, imprimés des fascicules à l’aide d’une des Xerox de son employeur, pour les envoyer à des personnes dont le nom et l’adresse avaient été choisis au hasard dans l’annuaire téléphonique de Tokyo ? N’avait-il pas, déjà, la même année, présentée une exposition intitulée Second manifeste du sursentimentalisme : la vérité à propos de Carmen Marie qui rassemblait des agrandissements, en gros plan, de sexes féminins ?

Araki était donc au sommet de l’avant-garde.

 

Araki suivra sa devise jusqu’au bout, allant même à publier en 1990 et 1991, les dernières images de Yoko, morte d’un cancer. Fidèle au réalisme, il continue à affirmer la nécessité d’une expression authentique qui fait de chaque image le support d’une vérité où le désir et le deuil ont semblablement leur part.

Après l’expérience du désir vient celle du deuil et démontre qu’elle recèle aussi en elle ce reflet éternel du désir amoureux qu’elle conserve ainsi interminablement vivant…

Et dès 1993, Araki s’attaque à l’obscène : tranches de viande, poisson pourri, fleurs séchées … Jeu des formes et des objets détournés pour que la métamorphose invite à y voir autre chose, par exemple un sexe tendu et ouvert. Mais est-ce bien cela que l’on devine ? Oui, tous ces clichés pris sur les tables d’un restaurant ou à la devanture d’un fleuriste parviennent à nourrir ce sentiment insupportable de l’obscène.

Puis de nouveaux des femmes, un nombre astronomique de clichés : en couleurs, en noir & blanc retouchés, peints, des nus rhabillés ou accompagnés, car la photographie d’Araki témoigne de cette dénudation qui se soucie moins de l’essentiel (le corps, la femme, la vérité de la scène) que de l’accidentel (tel corps, telle femme, telle vérité en fonction des circonstances) et qui, à ce titre, relève moins de la recherche d’un idéal que de la rencontre admise de l’expérience assimilée.

 

Araki peint donc une rencontre : l’accident du nu devenu motif selon un corps, une femme et l’improbable merveille qui naîtra de cet être dénudé.

Mais que les distraits ne fassent pas trop vite de résumé : Araki ne travaille pas que sur des femmes ligotées. L’Occident trop friand de raccourci a souvent réduit sa présentation d’Araki à le considérer comme le maître du bondage, ce qui est totalement faux ! Si Araki les attachent c’est que pour lui, « les cordes sont comme une caresse, elles enlacent le modèle comme le feraient mes bras. […] Je ligote le corps des femmes parce que je sais que je ne peux ligoter leur âme. »


Mais si Araki compare souvent l’acte photographique à l’acte sexuel, et assimile l’appareil photo à un phallus, il sait aussi faire preuve d’humilité et sait redonner la place première à la beauté, dans toutes les circonstances : en 2004 il a consacré un album à Minori Miyata, une jeune poète, après la mammectomie qu’elle dut subir. Et la poitrine nue et mutilée de cette jeune femme qui se tient splendidement devant nous en un geste de liberté et de défi est à couper le souffle. La blessure que son torse exhibe n’atténue en rien sa formidable beauté !

Araki est un artiste capable d’un tel geste …

 

On l’aura compris, l’œuvre d’Araki ne peut se résumer à un seul terme, une seule démarche : il faudrait plutôt la concevoir comme constituant une sorte de gigantesque mandala où importe moins la valeur de telle ou telle image que la part que celle-ci prend dans une représentation vacillante et vertigineuse du vrai qui nous appelle en son sein afin de nous perdre à notre tour …

 


François Xavier

 

Philippe Forest, Araki enfin – L’homme qui ne vécut que pour aimer, 31 photographies couleurs et N&B, Gallimard, septembre 2008, coll. "Art et Artistes", 155 p. – 25,00 €

Aucun commentaire pour ce contenu.