Ollivier Pourriol : La philo selon Yoda

Il en faut beaucoup pour me surprendre et me surprendre agréablement ! J’avoue, je suis plutôt blasé… Mon degré d’exigence tourne à l’obsession et j’attends d’être englouti par un livre… Et cela se fait rare. Consommer (y compris des « produits » culturels) génère infiniment de déchets. Ollivier Pourriol est parvenu à m’exalter au point de susciter en moi un étonnant mélange de satisfaction intellectuelle et d’aise enfantine. Pas rien. J’ai passé ma vie à lire et parfois m’en repends ! Et il m’arrive de penser (et oui !) que c’en est fini des belles surprises, je reconnais avoir eu tort. Une fois de plus. J’ai lu beaucoup d’études parfois ennuyeuses à mourir sur le rapport littérature/philosophie, mais jamais rien de tel. Non seulement, l’auteur ne s’appuie pas sur une œuvre littéraire au sens strict du terme, mais sur une pure fiction, un scénario, un polyptique devenu quasi mythique, Star Wars (dont certains pensent qu’il remplace Homère…), mais encore il en tire, avec infiniment de brio, un enseignement pour le moins surprenant. Sans doute cela aide-t-il d’être agrégé de philo (cela reste à démontrer !) et normalien, à condition d’avoir su s’émanciper du moule, c’est le cas. Rester dans le moule fait de l’esprit une gaufre. Comment s’étonner alors que tout soit formaté ? Sans doute aussi cela ne saurait nuire d’aimer passionnément le cinéma, au point d’avoir créé des ciné-conférences, « Studio Philo », encore faut-il avoir gardé intact l’esprit d’enfance et d’étonnement dont je parlais à l’instant et le nourrir de substantielles idées tirées de grands noms de la philosophie.

 

J’ai saisi le livre à la couverture très anglo-saxonne, genre racoleur, grand public, en me demandant si j’aurais seulement envie de le feuilleter. Ah ! la puissance des a priori ! Il ne m’aura fallu que tourner quelques pages pour être emporté, séduit, convaincu (bien que, pour être honnête, je sois resté assez étanche à Star Wars, jusqu’à ce que je reconnaisse que cette histoire tarabiscotée laissait en moi une impression étrange…) J’ai beaucoup souri. De bonheur. Il est malin ce Pourriol ! et brillant ! Potocki avait fait toute une histoire du Manuscrit trouvé à Saragosse et Salmon de celui trouvé dans un chapeau, et bien, notre subtil amateur en trouve plusieurs dans le manteau de Yoda (qu’on ne présente plus) : une correspondance entre Chewbacca et Dark Vador et une foule d’écrits, compilation d’extraits d’œuvres de Rousseau, Nietzsche, Alain, Weil, Spinoza, Bergson, Descartes, Hegel et une belle poignée d’auteurs, dont Aragon, Eluard et bien d’autres. Tout cela aurait pu être aussi indigeste que factice et bien non. Il s’agit d’ailleurs moins d’un collage que l’auteur qualifie de « postmoderne » ou d’un agrégat pompeux que de greffes, de pistes, d’inspirations fécondes, venues répondre à des questions que nombre des fans du cycle légendaire ne se sont sans doute jamais posées, bien que... L’intention de G. Lucas et ses successeurs était-elle d’ailleurs de délivrer un message ou plutôt un contenu philosophique ? Nullement. C’eût été lui prêter une volonté absente de l’œuvre qui n’a non plus pas la moindre valeur scientifique. Une fable. Un conte de fée. Ce qui n’est absolument pas péjoratif, loin de là. Nous avons, aujourd’hui autant qu’hier, « besoin » qu’on nous raconte des histoires, l’intelligence s’excite davantage avec un conte qu’avec un bilan comptable. Ce n’est plus à démontrer. Tout commence d’ailleurs comme tel, comme un conte, avec un poncif, un topos littéraire explicite : « Il y a très longtemps, dans une galaxie, très très lointaine… » Certes, beaucoup a déjà été écrit sur la saga, mais ici, Pourriol s’amuse de son engouement, se fait passer non pour un analyste, mais pour une espèce de pilier de comptoir qui (modestement) se repasse le film. Il prétend ne pas être sérieux, ce qui est encore la meilleur manière de l’être : je suis si léger, presque un dilettante, affirme celui qui avance masqué, en prétendant seulement s’amuser. Le propre des grandes œuvres est d’être à ce point « ouvertes » qu’il est possible de leur faire dire tout et n’importe quoi, et nombre de « spécialistes » s’y sont employé, y compris à propos de Star Wars, qu’on a dit zen, bouddhiste, hégélien, stoïcien. Tout et n’importe quoi vous dis-je. « Mais ces hypothèses sont ridicules, car on plaque des références sérieuses et universitaires sur un objet qui n’est pas destiné à être intellectualisé. Comme la saga ne dit rien de particulier, chacun peut penser en détenir la clef ésotérique. Les films sont bourrés de symboles. Or un symbole est par nature ouvert à toute interprétation. On est face à une auberge espagnole intergalactique. On y trouve tous les attributs de la sagesse, de la pensée et de la religion, mais dispersés. Aucune thèse n’est possible. D’où son succès universel. » (interview de Christophe Carrière, pour l’Express du 11 décembre 2015) dixit l’amateur, modeste et pénétré.

 

L’auteur s’appuie sur un fait dont il se sert comme point de départ : Yoda meurt à 900 ans dans l’épisode VI, s’évapore et ne laisse derrière lui que son manteau ; Pourriol imagine alors que Luke Skywalker trouve une série de textes ésotérique et autres dans ses poches et, de fil en aiguille, il découvre la correspondance évoquée et se pose des questions dont beaucoup turlupinent les fans : pourquoi Dark Vador sauve-t-il Chewbacca ? Par exemple. Et l’auteur de se plonger dans les forums qui débattent, argumentent, étayent leurs thèses avec, dit-il, une exigence philosophique propre aux XVIIe et XVIIIe siècles. J’entends bien. Il établit donc une série d’hypothèses tirées de ces échanges savants et dresse sa propre anthologie de « philosophie de contrebande ». Admettons. Le résultat reste séduisant ou plutôt bluffant. « Lucas a remplacé la fonction du poète. Selon le philosophe Gaston Bachelard, un poète obéit à une rêverie élémentaire liée à l’eau, au feu, à l’air, à la terre. Star Wars est clairement rattachée à l’air et au feu. Et l’air est lié à ce que Bachelard appelle l’ « imagination dynamique » : quand une image évoque l’envol, elle vous fait pousser des ailes. C’est libérateur pour le psychisme. Or la fonction d’une œuvre d’art, c’est de faire ressentir des sensations capables de changer votre vie. » Il ne manque par d’air, cet Ollivier avec deux « L », comme un ange pensif venu poser sur notre seuil un trousseau de clés… Cela change des penseurs poussifs. Bachelard ? Sans doute. Mais la « rêverie élémentaire » n’est rien sans le degré de confiance attaché au langage, et je suis de ceux qui pensent, avec J. Potocka, qu’il s’est (à jamais ?) effondré depuis belle lurette. Mais admettons qu’à cet épuisement que par ailleurs atteste Deleuze, réponde une volonté de dire, par le moyen du conte (poétique), disons du récit poétique (qui suppose un recours différent à l’emploi du langage et à la thématique, comme le démontre si bien Tadié), une histoire non privée de « moralité » puisque tel est son dessein. L’élémentaire est là, de façon patente, toile de fond sur laquelle vient de poser une trame onirique structurée, un palimpseste. Un texte sous le texte du conte de fée. Charles Perrault contemporain de Spinoza…



 « Changer notre vie », oui à n’en pas douter, et notre regard, notre vue, par la même occasion. Comme si, sous l’intention poétique élémentaire se révélait une intention esthétique volontaire. Admettons. J’ai toujours estimé que l’art en effet parvenait à changer notre vie, le beau nous améliore, mais il est, selon J. Clair, devenu impossible à définir, exclu même des dictionnaires, comme l’amour d’ailleurs (il suffit de se reporter à la page 140 de Court traité des sensations, Gallimard, 2002) . L’art et la beauté ne font aujourd’hui plus du tout bon ménage. Le concept a évacué l’image. L’argument fait l’œuvre. Reste des idées molles. Les thèses de Fumaroli, auxquelles je souscris. Sauf exception : le cinéma justement. Mais selon quels critères ? Ils sont devenus si mobiles, si évanescents qu’aucun ne s’accordent sur leur efficacité. En somme, le cinéma (comme art et non comme manière de remplir du vide) véhiculerait, parfois, une « forme » de beauté susceptible de rendre la vie moins sinistre voire moins quotidienne, de la changer. C’est hardi. Mais la communauté des fans de Star Wars en atteste la réalité, je veux bien le croire. Ollivier, toujours ailé, précise : « Le Dr Robert Desoille, avec qui travaillait Bachelard, a même remplacé la psychanalyse par la psychosynthèse, qui consiste à exposer un patient victime de graves névroses à de bonnes images poétiques, qui auront un effet thérapeutique en lui fabriquant une nouvelle psyché. Mon hypothèse, c’est que Star Wars remplace les images poétiques d’avant. Vous en ressortez avec la pêche sans savoir pourquoi. Ce n’est pas grâce à un message philosophique, il n’y en a pas. C’est une sensation physique, comme si vous descendiez d’un grand huit. L’imaginaire est mis en mouvement. Je n’intellectualise pas Star Wars, je joue avec. D’autant que tous les grands philosophes se sont posé la question du sens de l’Univers. Existe-t-il un équilibre ? Peut-on y participer ? Comment ne pas tomber du côté obscur ? » Je cautionne. Et voilà qu’en un tour de main, et non sans prouesse, les anciennes images poétiques devenues obsolètes sont revivifiées, actualisées par le cinéma, si vous y ajoutez l’aspect thérapeutique de cette maïeutique et l’emploi du jeu comme instance de dévoilement, convoquant Caillois et Heidegger en même temps, le ludique et l’être-là, notre place de cinéma coûte définitivement une somme dérisoire comparée à une psychanalyse ou au temps passé à écrire une thèse sur Wittgenstein. Voilà qui m’enchante. Le cinéma nous soigne, nous ouvre les yeux, ressuscite l’enfant moribond qui est en nous, renouvelle notre regard fatigué. C’est l’ivresse Starwarsienne du grand huit ! La saga est donc un phénomène, un nouvel art poétique qui, si elle ne délivre en soi aucune réponse, se présente et se donne comme une « logique de rêve », une espèce de catharsis où, par ailleurs, la contradiction est absente : la cohérence du conte garantie nos émotions sur le qui-vive. Tout peut en effet, dans ce monde-là, se retourner en une seconde, le bien lutte contre la force obscure, voyage intergalactique et intérieur en même temps, lutte binaire d’une redoutable efficacité ; intemporelle. Et comme il nous est presque impossible de penser le mal absolu (pour mille raisons), Dark Vador est là pour nous en faire comprendre la puissance destructrice. Dans le rêve-cauchemar que dispense l’ordre des images. Caverne platonicienne. Ombres sur la paroi. Terreur primaire. Or, sous l’effet d’un retournement fascinant, le Mal absolu redevient « gentil » à la fin de l’épisode VI : « ce qui, d’un point de vue scénaristique, est inacceptable. Mais, du point de vue de la logique des rêves, c’est cohérent. » Encore heureux que le beau (de l’enchaînement d’images poétiques dans un conte) soit cohérent, comme la morale, comme le rêve. Il suit ses lois. La logique onirique est à la fois poétique et dynamique. Les répliques « cultes » de Yoda remplacent les sentences des anciens manuels. Fatras d’un côté, rêve fécond de l’autre.

 

J’aime et passionnément qu’Ollivier Pourriol se soit glissé dans les interstices laissés libres par Lucas, j’y retrouve la thèse qui m’est si chère d’une pensée à l’œuvre dans les marges, dans les failles. Un écho à Pontalis, pour être pédant. Et surtout, rien n’est ici limitatif, étriqué, la forme est libre (bien que fort structurée), aucune référence n’est artificiellement plaquée, mais intégrée à une perspective large et globalisante ; l’identité, la sensibilité de chaque personnage sont respectées, non sans qu’on devine toujours qu’il se peut que chacun ait de bonnes raisons de cacher sa pensée aux autres, non sans jouer sans cesse avec les références, ce qui favorise le pastiche (toujours réussi), et cette dimension ludique indéniable (elle sera présente jusqu’à la dernière page, vous comprendrez pourquoi en lisant). Pourriol sait qu’on ne pense que contre soi-même et qu’en donnant à penser. Mais sans lourdeur et sans jamais pontifier (ce en quoi il sort du moule) : « La pensée est un dialogue muet de l’âme avec elle-même, disait un lointain successeur de Qui-Gon Jinn. » A mon avis, l’intérêt majeur (outre la forme admirable) est que le livre a l’ambition de traiter, en profondeur, la question de la Force. Or, creuser cette idée suppose de s’intéresser au pouvoir, certes, à son origine, mais encore à la foi, et donc à la superstition, à la volonté, à la liberté, au bien et au mal, à leur définition. Et tous les personnages de Star Wars prennent cette question-là très au sérieux. On ne saurait le leur reprocher. « La Force n’est un concept que si on n’y croit pas. Sinon, elle devient quelque chose qui ressemble à quelqu’un, et dont il faut tenir compte. Au moins comme un surfeur doit tenir compte de la vague... » Et la vague peut devenir lame de fond.

 

Comment ne pas se délecter par exemple du chapitre final, admirable, constitué de pastiches de poèmes (« Poèmes de la Force » où l’on reconnaîtra A. Silesius, Aragon, Mallarmé, Nietzsche…), d’extraits de pièces de théâtre (Shakespeare…), et quand l’humour dilate le talent, rien ne résiste à celui qui parle ! Moralité des moralités : il se peut que la philosophie soit elle-même devenue un « produit dérivé » de Star Wars ! Mais seulement si on en considère l’exercice comme ce produit de contrebande capable de se glisser dans la cale du Faucon Millenium… En douce, dans l’obscur du texte. Notre pensée, comme un produit dérivé… voilà qui, une fois de plus, me laisse rêveur.

 

Même les plus rétifs (dont je suis, dont j’étais) trouveront dans ce livre inclassable une source de réflexion, d’intelligence en action, dans le jet de passerelles entre les mondes de galaxies qui s’éloignent l’une de l’autre, d’excitation intellectuelle, et peut-être – avant tout – cet d’art d’être profond en ayant l’air léger.

 

Claude-Henry du Bord

 

Ollivier Pourriol, Ainsi parlait Yoda, philosophie intergalactique, Michel Lafon, novembre 2015, 284 pages, 17,95 €

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