Les couleurs du monde de Jacques Henri Lartigue

Une mariée en blanc qui se promène sur la digue à Etretat et trois Sœurs en noir qui discutent dans une rue de Parme, des corolles rouges de coquelicots sur l’île d’Oléron et une arche de verdure à Urrugne au Pays Basque, Picasso assistant à une course de taureaux à Vallauris et Federico Fellini coiffé d’un béret à Cinecittà, une place à colonnades de La Havane et une station-service de Palm Springs, l’objectif de Jacques Henri Lartigue parcourt le monde et fixe comme à l’improviste les gens qui l’habitent. Il dévoile un florilège d’instantanés d’existence, la stabilité des saisons, les connivences de l’amour, la pérennité de souvenirs que le lecteur partage avec lui. Double proposition au fil de cette œuvre, le voyage et la rencontre. Avec cette fois, une dimension nouvelle, oubliée, significative pourtant dans la carrière de ce grand photographe dont on croyait tout connaître et qui surprend encore. Cet ensemble de photos en couleurs montre que le « Lartigue de la légende » n’a pas travaillé, loin de là, qu’en noir et blanc.

 

Dès l’adolescence, il a découvert la lumière inédite qu’apporte la couleur. Le procédé avait été mis au point par Gabriel Lippmann, un physicien français. Les frères Lumière lui donnent son essor commercial. Lartigue, passionné par la notion de vitesse, a compris les avantages de cette nouvelle forme d’expression. Il délaissera un temps les autochromes mais après 1950, muni des deux appareils qui participent à sa gloire, le Rolleiflex et le Leica, il revient à la couleur. « Je ne saurais dire que je préfère la photo en couleurs à la photo en noir et blanc, ou l’inverse. Toutes deux répondent à des intérêts différents, chacune est irremplaçable ; bien mieux, leurs qualités respectives se complètent ». Il note encore combien les contrastes entre le noir et le blanc ont de la force mais aussi que l’on ne peut « rester insensible à l’harmonie des couleurs que nous offre la nature ». 


Ce sont justement ses harmonies que ces pages proposent, à l’instar de celles que les peintres fixent sur leurs toiles. Comme eux, c’est aussi en artiste qu’il saisit, sur une autre manière de palette, les concordances entre ombres et clartés, les volumes et les contours, les sourires et les rêveries, qu’il compose en somme ces clichés pleins de sa ferveur pour le mouvement des êtres. Les corps entrent dans un paysage, s’y incorporent et l’animent, et la nature - végétation, ciel, eau, air - s’ouvre à eux. Sur quelques photos - fumée de train, ondes du sillage d’une péniche, cygne resserrant ses ailes, brouillard entre les collines - le silence accompagne en ami le promeneur. Mais la plupart de ces photos ont toujours, au premier plan ou un peu en retrait ou alors presque effacés mais encore visibles, un personnage, une figure, un groupe d’hommes et de femmes, au repos, au travail, en promenade. Silhouettes qui se détachent sur la neige, paysanne devant le seuil de sa maison dont les murs sont couverts d’épis de maïs séchant, malades en petites voitures à Lourdes, femme étendant son linge tandis qu’un petit âne patiente, chaque vision est un hymne à la fugacité des choses que la sérénité pérennise, un chant au travail humain auquel la paix donne un contrepoids, une louange à laquelle se mêle une souffrance.

 

La technique pour ce regard de poète n’est qu’un élément secondaire. Ce qui compte pour lui, ce sont les impressions, cet « ensemble émotionnel fait d’odeurs, de silence ». Peindre ou photographier, en sachant que la pellicule va enregistrer ce que l’œil a vu et restituera au plus près mais avec ce léger décalage inévitable qui accroche son attention. Attraper ce qui émerveille, Lartigue en fait son métier. A partir de beaux sujets, faisant mentir ceux qui pensent que pour faire de belles photos, il ne faut pas de beaux sujets, il assure : « J’ai toujours été peintre. C’est donc avec mon œil de peintre que je vois tout ». Des propriétés somptueuses, des amis riches et célèbres, le golf, les croisières, un univers privilégié, celui de Lartigue ? Certes, mais il ne faut pas oublier qu’il a aussi pris des photos d’enfants dans des bidonvilles pour soutenir une œuvre de bienfaisance. L’éphémère capté, la nostalgie exposée, une pratique magique, l’expérience, la joie de communiquer, ce livre noue tout cela, des moments oubliés de liberté et de charme, et pas seulement pour le plaisir des admirateurs du photographe. Il annonce enfin cette « modernité que la couleur exacerbe au point de lui donner une sensibilité quasi contemporaine ».

 

Dominique Vergnon

 

Martine d’Astier, Martine Ravache, Lartigue, la vie en couleurs, Seuil Beaux livres, 22x24 cm, 168 pages, 107 illustrations, mai 2015, 29,90 euros. 

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