Porteur des valeurs du Grand Siècle, notamment l'honneur, Pierre Corneille (1606-1684) est avec Jean Racine le plus grand tragédien classique français, auteur du Cid (1637), de L'Illusion comique (1636), d'Horace (1640) et de Cinna (1641).

Cinna de Corneille : Résumé


Résumé : Cinna ou la Clémence d’Auguste de Corneille (1641)

 

Émilie, fille de Toranius, aspire à venger la mort de son père, tuteur d’Auguste, et proscrit par lui durant le triumvirat. Cinna, petit-fils de Pompée, aime Émilie, et, pour lui plaire, trame contre Auguste une conjuration dans laquelle il fait entrer les plus illustres républicains échappés aux proscriptions. Il vient rendre compte à Émilie de l’état de cette conjuration, dont il est le chef avec Maxime, lui annonce que tout est prêt, et que dès demain le tyran doit tomber sous leurs coups. À peine finit-il ce récit, qu’un ordre arrive, pour lui et pour Maxime, de se rendre chez l’empereur. La conjuration est découverte, on n’en saurait douter. Néanmoins, il n’y a pas à hésiter, il faut aller à ce redoutable rendez-vous ; ils s’y rendent. Là, ils ne tardent pas à reconnaître que leurs alarmes étaient vaines : le prince, fatigué du pouvoir, des travaux qu’il lui impose, des dangers qu’il lui suscite, désire rentrer dans la vie privée. Il a voulu auparavant consulter Maxime et Cinna sur un acte aussi important, et il leur demande leur avis. Cinna lui conseille de garder l’empire ; Maxime l’en dissuade. Cinna insiste, en disant que Rome ne peut être heureuse qu’avec un maître. Auguste cède à ce dernier avis, et sort pour en porter la nouvelle à Livie. Maxime, demeuré seul avec Cinna, lui demande pourquoi conspirant pour rendre la liberté à Rome, il n’a pas saisi l’occasion d’atteindre ce but en conseillant à l’empereur de quitter le pouvoir. Cinna lui répond qu’il ne faut jamais qu’un tyran demeure impuni, et que même l’abdication ne doit pas être pour lui un moyen de salut.

La main d’Æmilie doit être le prix de la mort d’Auguste. Maxime vient de l’apprendre, et comme il aime aussi Æmilie en secret, il voit que le succès de la conjuration livrera son amante à son rival. Alors la jalousie lui inspire l’idée de révéler la conjuration à l’empereur. Cependant Cinna, revenu de sa première fureur, et ayant réfléchi à la confiance et à la bonté qu’Auguste vient de lui témoigner, hésite à poursuivre son entreprise : il a honte d’immoler Auguste comme un tyran, après lui avoir conseillé de retenir l’empire. D’ailleurs par lui Rome est glorieuse et respectée. De plus, ce prince a pour Émilie des sentiments de père, il veut l’unir avec Cinna : est-il d’une belle âme de se montrer ingrate aux bienfaits ? Mais Émilie, loin de se sentir touchée de ces objections, se révolte à l’idée d’appartenir à Cinna par la volonté d’Auguste, et fait à son amant de si cruels reproches sur son changement de volonté, qu’il lui promet d’immoler le tyran, ainsi qu’il s’y est engagé ; mais il ajoute qu’ensuite, pour recouvrer l’honneur qu’il aura perdu par cette action, il tournera son épée contre lui-même.

 

Maxime a mis à exécution son idée de révélation. Euphorbe, son affranchi, a, suivant ses ordres secrets, dévoilé toute la conjuration à l’empereur. Auguste, irrité, hésite sur le parti qu’il prendra, s’il quittera le pouvoir, ou s’il sévira contre les coupables. Au moment où il flotte dans ces perplexités, Livie, sa femme, instruite de tout, lui vient offrir ses avis. Elle le dissuade de quitter l’empire, l’invite à essayer de la clémence, lui rappelle que la rigueur n’a servi jusqu’à présent qu’à faire naître conjuration sur conjuration, et que la douceur sera le meilleur moyen d’affermir son pouvoir. Mais Auguste, encore ému de colère, craint que s’il écoute ce conseil on ne l’accuse de faiblesse ; il sort sans avoir rien décidé, et Livie le suit.

 

Émilie sait déjà que la conjuration est découverte ; Maxime vient le lui confirmer. Il lui annonce qu’elle va être arrêtée, et en même temps lui propose de fuir. Elle réplique que tout conjuré doit mourir avec Cinna, et qu’elle leur en donnera l’exemple. Maxime alors lui avoue qu’il l’aime, et qu’il aspire à lui tenir lieu de Cinna ; mais la fière Romaine rejette ses vœux avec indignation, et Maxime, trompé dans son espérance, est au désespoir d’avoir trahi son ami.

 

Auguste, depuis son entretien avec Livie, revenu à des sentiments plus calmes, a mandé Cinna. Enfermé seul avec lui, il commence par lui rappeler les bienfaits dont il l’a comblé, la confiance qu’il lui a témoignée : « Et, pour m’en récompenser, ajoute-t-il, tu veux m’assassiner. » Alors, il lui détaille de point en point toute la conjuration. Cinna, atterré, avoue son crime. Émilie, suivant le dessein qu’elle a annoncé, veut partager le sort de son amant, et vient elle-même se dénoncer comme complice de Cinna. Auguste, cruellement affligé de cette nouvelle révélation, dompte néanmoins son juste ressentiment, pardonne à tous les coupables, et unit Émilie et Cinna.

 

Appréciation littéraire et analytique

 

« Cinna, qui suivit les Horaces, est un drame beaucoup plus régulier. L’unité d’action, de temps et de lieu y est observée, les scènes sont liées entre elles, hors en un seul endroit où le théâtre reste vide, et l’action ne finit qu’avec la pièce. Le pardon généreux d’Auguste, les vers qu’il prononce, qui sont le sublime de la grandeur d’âme, ces vers que l’admiration a gravés dans la mémoire de tous ceux qui les ont entendus, et cet avantage attaché à la beauté du dénouement, de laisser au spectateur une dernière impression qui est la plus heureuse et la plus vive de toutes celles qu’il a reçues, ont fait regarder assez généralement cette tragédie comme le chef-d’œuvre de Corneille ; et si l’on ajoute à ce grand mérite du cinquième acte le discours éloquent de Cinna dans la scène où il fait le tableau des proscriptions d’Octave ; cette autre scène si théâtrale où Auguste délibère avec ceux qui ont résolu de l’assassiner ; les idées profondes et l’énergie de style qu’on remarque dans ce dialogue, aussi frappant à la lecture qu’au théâtre ; le monologue d’Auguste au quatrième acte ; la fierté du caractère d’Émilie, et les traits heureux dont il est semé, cette préférence paraîtra suffisamment justifiée. » La Harpe

 

Il est fâcheux qu’après un aussi beau résumé, La Harpe se laisse aller a une critique plus que sévère de ce bel ouvrage ; il reproche au rôle de Cinna d’être essentiellement vicieux, en ce qu’il manque à la fois d’unité de caractère et de vraisemblance morale. Il aurait voulu que Cinna persistât jusqu’à la fin à vouloir avec énergie la mort de l’empereur, au lieu de ne poursuivre son dessein que pour plaire à Émilie. Parlant de la scène 4 du IIIe acte : « Cinna paraît, dit-il ; mais ce n’est plus ce Cinna qu’on a vu jusqu’ici furieux de patriotisme et avide du sang d’Auguste ; c’est un homme tourmenté des plus vifs remords, se condamnant lui-même, et ne pouvant, malgré tout son amour pour Émilie, se résoudre à une action qu’il regarde à présent comme un crime abominable, et qui tout à l’heure lui paraissait la plus belle et la plus glorieuse qui pût immortaliser un Romain. Qui donc l’a pu changer à ce point ? Que s’est-il passé qui puisse tout à coup le rendre si différent de lui-même ? Les remords sont dans la nature, sans doute, mais c’est lorsqu’on se résout à une action que l’on regarde soi-même comme un crime ; et Cinna nous a parlé jusqu’ici de son entreprise comme d’un acte de vertu. »

 

Geoffroy a parfaitement répondu à ce reproche ; voici sa réfutation : « Qui donc l’a pu changer ? L’approche du coup, le moment de l’exécution : la passion du conjuré s’exalte et s’échauffe lorsqu’il médite et lorsqu’il résout ; elle s’épouvante et se glace lorsqu’il est sur le point d’agir : Cinna est encore ivre de la philosophie de Brutus ; son sang est encore embrasé de la fièvre anarchique et du délire amoureux lorsqu’il presse Auguste de lui conserver sa victime et son triomphe : les bienfaits du tyran ne peuvent alors entrer dans son âme, ils doivent produire l’indignation, et non pas les remords : ce sont de nouveaux outrages. Cinna rougirait de recevoir Émilie d’une main encore teintée du sang de son père… Mais à l’instant qu’il va frapper, son sang refroidi permet à la réflexion de lui retracer et les bienfaits d’Auguste, et l’affreux salaire dont il s’apprête à les payer : cet acte de scélératesse, qu’une imagination ardente lui peignait des couleurs de l’héroïsme, lui paraît alors ce qu’il est en effet, la plus lâche des trahisons, le plus vil des assassinats, le plus odieux des crimes. Demander pourquoi Cinna n’éprouve pas des remords à la minute, et dans l’instant même qu’Auguste lui témoigne de la bonté, c’est demander pourquoi un homme blessé sent à peine le coup dans la chaleur du combat, et n’éprouve les douleurs de la blessure que longtemps après, lorsque le repos a calmé l’agitation du sang. La Harpe, cependant, ne peut pardonner à Cinna d’être ému si tard ; il l’apostrophe durement dans sa mauvaise humeur, et lui dit : “Puisque vous êtes capable d’être ému, c’est alors que vous deviez l’être, ou la nature n’est pas en vous ce qu’elle est dans les autres hommes.” Il me semble que la nature des hommes est de ne rien écouter dans l’ardeur de la passion ; d’être insensible à tout ce qui la contrarie ; mais d’ouvrir les yeux à la raison, et le cœur aux sentiments de l’humanité, quand l’ivresse, dissipée par une autre émotion plus forte, donne lieu à la réflexion. Corneille, au reste, a prévu l’objection ; il s’est justifié lui-même, et je n’ai fait que développer son apologie. Lorsque Maxime dit à Cinna :

“Vous n’aviez pas tantôt ces agitations

Vous ne sentiez au cœur ni remords, ni reproche.”

Cinna lui répond :

“On ne les sent aussi que quand le coup approche,

Et l’on ne reconnaît de semblables forfaits

Que quand la main s’apprête à venir aux effets :

L’âme, de son dessein jusque-là possédée,

S’attache aveuglément à sa première idée”, etc.

 

Voltaire réfute, par une subtilité sophistique, cette réponse de Cinna, et par conséquent n’en détruit pas la force : “Oui, dit-il, vous auriez raison si vous n’aviez pas reçu des bienfaits de celui que vous vouliez assassiner : mais si entre les préparatifs du crime et la consommation, il vous a donné les plus grandes marques de faveur, vous avez tort de dire qu’on ne sent des remords qu’au moment de l’assassinat.” Ce raisonnement ne prouve point du tout qu’un fanatique doit éprouver des remords au moment même où il reçoit un bienfait, que la passion peut alors regarder comme une insulte ; qu’il a tort de les ressentir deux heures après, quand la réflexion a calmé la passion. »

 

La Harpe blâme encore avec beaucoup de sévérité le caractère de Maxime, l’amour de ce personnage pour Émilie, et surtout la révélation de la conspiration faite par son ordre à l’empereur. Le célèbre critique nous paraît trop oublier que Maxime et même Cinna ne sont que des personnages secondaires ; que le principal personnage, c’est réellement Émilie, l’âme et le mobile de l’action, et que par conséquent tout lui doit être sacrifié, ainsi qu’au caractère d’Auguste, que Corneille a voulu aussi mettre en relief. Il ne nous paraît pas tenir assez compte que tout ce qu’il appelle des imperfections a été habilement, savamment calculé pour amener des situations pleines d’intérêt ou de grandeur, dans lesquelles le poète a déployé des beautés de premier ordre. Il paraît néanmoins reconnaître tout cela dans cette conclusion où l’éloge est encore trop restreint : « Que reste-t-il donc pour soutenir la pièce jusqu’au cinquième acte ? Le seul intérêt de la curiosité ; c’est un grand événement entre de grands personnages. La pièce est intitulée la Clémence d’Auguste. Il est informé de tout : il a mandé Cinna ; il paraît incertain du parti qu’il doit prendre, et violemment agité. On veut voir ce qui arrivera, et tel est l’avantage qui résulte de l’unité d’objet. Le spectateur, que l’on a toujours occupé de la même action veut en voir la fin. Le poète, malgré tant de fautes, se soutient donc ici par son art ; mais il se soutient aussi par son génie. C’est l’énergique fierté du rôle Émilie qui ne se dément jamais ; c’est la scène vive et animée qu’elle a au troisième acte avec Cinna, le contraste de sa fermeté avec la faiblesse et les irrésolutions de son amant, et sa sortie brillante qui termine l’acte par ces beaux vers :

“Qu’il dégage sa foi,

Et qu’il choisisse après de la mort ou de moi.”

 

C’est ensuite le monologue d’Auguste au quatrième acte, rempli de traits de force et de vérité, heureusement imités de Sénèque ; ce sont ces beautés réelles qui, mêlant par intervalles l’admiration à la curiosité, soutiennent l’attention des spectateurs jusqu’au cinquième acte, dont le sublime les transporte assez pour leur faire oublier que jusque-là l’invention et l’intérêt ont souvent faibli et varié. »

 

 

[Extrait de Théâtre classique, Delagrave, 1809]

 

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