Les papiers du musée Soulages : révélations sur le crépitement lumineux

Pour accompagner l’ouverture du musée Soulages, à Rodez (31 mai 2014), votre attention se portera sur la partie la moins connue de l’œuvre du peintre, cet extraordinaire ensemble de papiers – pour la plupart inédits – dont Guy Marester fut le premier, en France, à signaler l’extraordinaire portée lors d’un Salon de mai, dans les années 1950. Depuis Pierre Soulages est devenu une personnalité internationalement (re)connue, laissant parfois dubitatif l’amoureux de la peinture qui ne sait plus si l’on parle de Soulages, ou de la peinture de Soulages… Néanmoins, force est de reconnaître que la donation qu’il fit à Rodez en 2005 impulsa la dynamique nécessaire à la réalisation de ce musée futuriste, vaisseau sépia posé en porte-à-faux pour abriter quelques centaines de pièces : tableaux, intégralité de l’œuvre imprimée (estampes, eaux fortes avec leur matrice en cuivre, lithographies, sérigraphies, affiches), trois bronzes, des documents, des photographies, des livres… mais surtout ces papiers, dont les fameux brous de noix qui marquèrent son entrée dans la reconnaissance. C’est, en effet, lors de la fameuse exposition Französische abstrakte Malerei, première manifestation d’art abstrait de l’après-guerre, en Allemagne de l’Ouest, présentée en 1948-49 dans sept grandes villes, que Soulages fut consacré comme figure montante de la peinture abstraite. Et parmi les œuvres du peintre, ce ne sont pas les cinq toiles exposées mais bien les huit papiers qui le désignèrent à l’attention du public, des critiques et de ses pairs. Car, si à cette époque la multiplication du travail en noir et blanc était partout caractéristique de l’époque, personne, ni en Europe ni en Amérique, ne peignait de la sorte.



Il y a deux Soulages, s’entend deux œuvres : le brou et les quelques pièces en couleur qui en découlent, et le noir, seul, entier, unique, pervers noir dans lequel Soulages se noya. Ici, toute la richesse créative est à l’œuvre, sensibilité du trait (même s’il est souvent réalisé avec un pinceau de peintre en bâtiment), jeu des formes, épaisseur des matières ou légèreté des à-plats superposés. Technique maîtrisée que ces dessins peints, car dès 1962 Michel Ragon l’avait précisé : « Du moment qu’il y a trait et encore plus, si le support est le papier, c’est un dessin. » Or, ces brous, de leur linéarité fulgurante aux croisements des poutres, des sculpturaux édifices bâtis à la gouache ou à l’encre d’imprimerie aussi, et quoique les pinceaux et la matière puissent ajouter, l’œil devine, l’esprit sait bien qu’il s’agit de dessins, et point de volonté de rabaisser ou de réduire l’importance de l’œuvre, techniquement parlant c’est un dessin. Émotionnellement c’est une merveille.

 

Cela tombe bien, ce catalogue est d’une beauté pure : les reproductions sur larges fonds blancs sont d’une très grande qualité, on se perd avec délectation dans la contemplation de ces papiers envoûtants, et l’on s’amuse à taquiner le détail : deux brous de noix (1947) sur papier kraft froissé en clin d’œil à Kijno, puis en 1973 jaillit une gouache en jeux de transparence avec l’arrivée de la couleur bleue pour accentuer la profondeur et l’idée d’infinies superpositions. 1977 sera l’appel de l’abstraction du vide dans des espaces de moins en moins occupés, tentatives d’aller au plus près du rien, l’envers du tout si souvent convoité par des papiers sobres et à peine traversés d’un trait d’un seul, laissant au blanc du fond l’entière et presque majorité du cadre. Puis vers les années 2000 quelques tentatives dans la ligné d’Hartung avec ces friselis gris sur fond noir, transes psychédéliques dépassées par l’idée envahissante de l’outre-noir qui va désormais dévorer Soulages au point de dérouter une partie de son public et dire aux mauvaises langues qu’il s’est un peu trop rapproché de la décoration : mais pour les faire mentir, en 2004, il réalise un extraordinaire brou de noix d’une grande intemporalité (sans la date impossible de deviner la période) et d’une poésie à fleur de peau, l’autre papier que l’homme porte sur lui et que les caresses froissent à loisir de désirs.

 

Cent dix-huit œuvres sur papier, dont la majorité jamais exposée, vous attendent donc à Rodez. Et au-delà des jeux de normes et de formes, ce qui vous frappera c’est la force des contrastes car n’ayant jamais été confrontés à la lumière – comme leurs pairs exposés ici et là depuis soixante ans – ces papiers-là imposent leur singulière luminosité. Ainsi, plus fortement encore, le regardeur sera saisi par la fluidité du geste qui entraîne avec lui la matière ainsi domptée à devoir se fondre sur le papier. Aucun repentir possible ici, ce n’est pas de l’huile sur une toile. D’ailleurs Soulages travaille par terre, à l’horizontal, dans un tempo rapide, il enchaîne les papiers. C’est aussi une manière de travail très personnelle, une créativité de soi, construisant son territoire intime ; ce qui explique aussi que très peu de papiers furent exposés en comparaison du nombre réalisé. Mais désormais ce domaine réservé est offert au public du Musée Soulages de Rodez, ainsi, le visiteur fera une expérience unique, nous confie Pierre Encrevé : « dans les peintures sur papier, par contraste ou par transparence, concentrée ou dispersée, étale ou agitée, qu’elle émane du clair ou du sombre, la lumière de Soulages, plus on se rapproche d’elle, plus elle nous renvoie à nous-même. »

 

François Xavier

 

Pierre Encrevé, Soulages. Les papiers du musée, préface de Benoît Décron, 230 x 295, Gallimard, juin 2014, 256 p. – 120 illustrations, 49,00 €

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