Universitaire, écrivain, critique né en 1955, connu pour se battre contre les bien-pensants et les coteries littéraires qui ne savent que protéger une littérature creuse.

Festin secret, la littérature monstre selon Pierre Jourde

Tout commence par une petite lâcheté : emporté dans une manière de train fantôme vers sa première affectation de jeune professeur de français, en attendant sa thèse qu’il ne finira jamais, Gilles Saurat subit la présence d’intrus — un couple abjecte qui maltraite une jeune fille, la forçant à ingurgiter de grossiers aliments, un vieux fou, une bande de malfrats —  mais il n’intervient pas, tâchant de conserver son isolement. Il ne sera pris que dans le dialogue interne de sa conscience, car tout le roman est une prouesse narrative où Pierre Jourde emploie un « tu » qui stigmatise le pauvre garçon, comme la voix de son mauvais démon qui le pousse en avant et sans cesse le stimule jusqu’à la folie (1). Car c’est un terrible et biblique chemin de croix qui attend ce frais produit du Système, et il va être dévoré tout cru par Logres, ville de province aussi terne que possible, dont l’histoire ne retiendra qu’un massacre crétin pendant la Grande Guerre et qui n’est là, semble-t-il, que pour synthétiser tout ce qui est laid comme « la crasse profonde des esprits ». Une ville comme un cauchemar, un parc d’attractions des hideurs du monde où Pierre Jourde nous promène avec délectation. La proie est douce : éprise d’idéaux abscons et de littérature, la voilà au contact de monstres qui mettent en question sa propre existence, qui ébranlent ses valeurs et se jouent de lui.

Logres bifrons : une hypothèse proustienne

La vie de Gilles Saurat à Logres se partage principalement entre deux lieux, chacun ayant ses annexes et ses miroirs obscurs, mais l’essentiel est là : le collège où il enseigne, la demeure où il dort.

Le collège Jacques Prévert n’est rien moins que le pandémonium des vices modernes, et les professeurs qui y sont affectés comprennent le sens du mot sacerdoce : ils sont comme les Chrétiens aux jeux du cirques, vieillissent en courbant l’échine pour la survie de leur pavillon de banlieue. Une bande d’adolescents, tous plus mastodontes et fourbes les uns que les autres, fait régner l’ordre, avec l’aveuglement bienveillant de la hiérarchie qui préfère taire les scandales et préserver la réputation… lâcheté encore ! Aucune autorité n’est donnée aux enseignants, qui semblent survivre que par les bonnes grâces de quelques caïds. Mais les cours se transforment vite en garderie de chiens fous, puis en rien du tout, et les idéaux s’évaporent avec le quotidien de la misère de l’esprit encrassé au contact du plus sordide abandon et de la volonté farouchement appliqués de  s’opposer à l’autre par l’inertie. Il est évident que des ficelles sont tirées de l’extérieur, donnant à tout ce cirque scolaire une plus pâle figure encore, mais l’incluant dans un processus d’abrutissement global. C’est le Mal à la portée de la brute, avec son lot de veulerie, de racisme, de viols.

L’autre lieu, c’est la demeure de la veuve Van Reeth, dont le défunt mari traîne avec sa disparition (est-il mort seulement ?) une aura de souffre liée d’abord, mais pas seulement, à sa collection : un petit Enfer, fait de textes introuvables et obscurs, que les universitaires voudraient consulter, mais qui reste fidèle à sa légende : inconnue. La veuve est pour le moins mystérieuse, sa maison « hantée » aussi bien, et n’offre pas le réconfort de l’abri au professeur abruti. Bien pire, il ne s’y sent pas à l’aise, comme épié continuellement. L’habitude estompe cette impression, comme l’on ne voit plus telle crasse, mais l’arrière-goût demeure. Et les réunions du cercle des amis de la veuve viennent apporter un dernier soupçon de morgue et d’abjection : plus éduqué sinon raffiné, le mal porte ici un visage de bon bourgeois, de notable, mais il est redoutable, car il pénètre dans une noirceur plus substantielle. Ses deux côtés sont pareillement revêtus d’une lumière glauque, et l’accumulation pour chaque côté des hideurs les plus grasses, loin de repousser le lecteur, le convie au contraire à un festin dont la victime nous est connue.

Les deux chemins mènent au pareil « dérèglement de tous les sens » du pauvre petit idéaliste venu se faire manger, comme dans un conte malsain, par cette ville qu’il ne peut même pas quitter, pris par un rétiaire habile qui l’oppresse et le subjugue à la fois. De chaque côté des échappatoires, le collègue Zablanski qui ironise sur tout pour se donner de la hauteur mais qui finit adouci par l’amour, la veuve Van Reeth qui ouvre sa couche mais aussi les secrets d’une âme torturée, mais ce ne sont qu’illusions fasse à un Système qui ne tolère ces événements que comme épiphénomènes.

Pierre Jourde règle ses comptes…

Au-delà des victimes nommées, qui voudront bien incarner la bêtise magnifique de notre époque médiatique (Lelay, Dion, etc.), et qui servent à ancrer la fiction dans un réel vérifiable et donc plus effrayant encore, Pierre Jourde dispose dans son roman à clés d’un certain nombre de regards obliques sur ses contemporains. Quelques personnalités se reconnaîtront, qui servent ici d’exutoire, comme Claude Sarraute et les autres animateurs qui, autour de Laurent Ruquiert, déversent le crétinisme cathodique comme la messe du soir, mais là ne sont que les menus fretins, les épigones de la bêtise télévisuelle à propos desquels il n’est aucun enjeu. Bijou, quant à lui, c’est autre chose : ce grand écrivain à fume-cigarettes est la prostituée des médiats, passant à l’échelle supérieure dans l’abjection tout en se gaussant de vertus morales comme l’on met un habit de bal. Même lui, et le journal qui défend ses moindre propos, ne sont que les manifestations du Système. 

Comme le Château pour Kafka, le Système est l’apogée de l’hystérie administrative où des services perdus dans un labyrinthe de couloirs tous identiques et protégé par une quantité incroyable de paperasses « fonctionnent pour eux-mêmes ». Ici, se met en scène un IUFM dont la finalité n’est que d’imposer une théorie pédagogique qui ne se nourrit que d’elle-même et engendre le monstre, le discours sur le discours, la théorie de la théorie appliquée à elle-même. Big Brother n’est peut-être pas si loin, ou bien une entité qui manipule et gouverne en silence les différents groupes dont chacun s’efforce d’arracher un morceau de Gilles Saurat. Mais la machine pourrait aussi bien tourner à vide, sans victime, elle est faite pour cela, usine à gaz qui fait s’évaporer, parfois, quelques idéalistes…

Roman envoûtant, parfaitement maîtrisé, où il est toujours trop tard pour comprendre qu’on n’y sent plus la frontière du réel et du fantasmé, Festin secret est un labyrinthe magnifique où perdre la raison même du lecteur, dans un foisonnement de références (de Gadenne à Kafka en passant par Lynch) qui peignent un défouloir inédit où l’on chercherait en vain à démêler le réel du rêve. Jérôme Bosch, évoqué à deux reprises et en passant dans le roman, aussi bien que Félicien Rops — le pendant de Huysmans dans la peinture, Bosch des vices modernes… —, donnent le ton : le pandémonium des hideurs morales et ses deux facettes qui perdent un homme. L’art de Pierre Jourde, s’il est cruel, n’en est pas moins magistral, et le roman d’apprentissage de Gilles Saurat, s’il le conduit à lui-même comme le veut le genre littéraire de l’initiatique, est un album des tourments et des vices que nous feuilletons avec délectation.

Loïc Di Stefano


 (1) L’usage du « tu » narratif est exceptionnel, surtout pour un roman de cette ampleur. Notons La Modification de Michel Butor, mais la fonction du « tu » n’est pas la même : si pour Butor c’est le moyen de montrer les interrogations d’un homme qui se parle, pour Jourde il s’agit plus d’un dialogue entre un tison et la chair tendre à marquer…

Pierre Jourde, Festin secret, L’Esprit des Péninsules, août 2005, 511 pages, 23 €

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