Festin secret, la littérature monstre selon Pierre Jourde
Tout commence par une petite lâcheté : emporté dans une manière de train
fantôme vers sa première affectation de jeune professeur de français,
en attendant sa thèse qu’il ne finira jamais, Gilles Saurat subit la
présence d’intrus — un couple abjecte qui maltraite une jeune fille, la
forçant à ingurgiter de grossiers aliments, un vieux fou, une bande de
malfrats — mais il n’intervient pas, tâchant de conserver son
isolement. Il ne sera pris que dans le dialogue interne de sa
conscience, car tout le roman est une prouesse narrative où Pierre
Jourde emploie un « tu » qui stigmatise le pauvre garçon, comme la voix
de son mauvais démon qui le pousse en avant et sans cesse le stimule
jusqu’à la folie (1). Car c’est un terrible et biblique chemin de croix
qui attend ce frais produit du Système, et il va être dévoré tout cru
par Logres, ville de province aussi terne que possible, dont l’histoire
ne retiendra qu’un massacre crétin pendant la Grande Guerre et qui n’est
là, semble-t-il, que pour synthétiser tout ce qui est laid comme « la
crasse profonde des esprits ». Une ville comme un cauchemar, un parc
d’attractions des hideurs du monde où Pierre Jourde nous promène avec
délectation. La proie est douce : éprise d’idéaux abscons et de
littérature, la voilà au contact de monstres qui mettent en question sa
propre existence, qui ébranlent ses valeurs et se jouent de lui.
Logres bifrons : une hypothèse proustienne
La vie de Gilles Saurat à Logres se partage principalement entre deux lieux, chacun ayant ses annexes et ses miroirs obscurs, mais l’essentiel est là : le collège où il enseigne, la demeure où il dort.
Les deux chemins mènent au pareil « dérèglement de tous les sens » du pauvre petit idéaliste venu se faire manger, comme dans un conte malsain, par cette ville qu’il ne peut même pas quitter, pris par un rétiaire habile qui l’oppresse et le subjugue à la fois. De chaque côté des échappatoires, le collègue Zablanski qui ironise sur tout pour se donner de la hauteur mais qui finit adouci par l’amour, la veuve Van Reeth qui ouvre sa couche mais aussi les secrets d’une âme torturée, mais ce ne sont qu’illusions fasse à un Système qui ne tolère ces événements que comme épiphénomènes.
Pierre Jourde règle ses comptes…
Comme le Château pour Kafka, le Système est l’apogée de l’hystérie administrative où des services perdus dans un labyrinthe de couloirs tous identiques et protégé par une quantité incroyable de paperasses « fonctionnent pour eux-mêmes ». Ici, se met en scène un IUFM dont la finalité n’est que d’imposer une théorie pédagogique qui ne se nourrit que d’elle-même et engendre le monstre, le discours sur le discours, la théorie de la théorie appliquée à elle-même. Big Brother n’est peut-être pas si loin, ou bien une entité qui manipule et gouverne en silence les différents groupes dont chacun s’efforce d’arracher un morceau de Gilles Saurat. Mais la machine pourrait aussi bien tourner à vide, sans victime, elle est faite pour cela, usine à gaz qui fait s’évaporer, parfois, quelques idéalistes…
Roman envoûtant, parfaitement maîtrisé, où il est toujours trop tard pour comprendre qu’on n’y sent plus la frontière du réel et du fantasmé, Festin secret est un labyrinthe magnifique où perdre la raison même du lecteur, dans un foisonnement de références (de Gadenne à Kafka en passant par Lynch) qui peignent un défouloir inédit où l’on chercherait en vain à démêler le réel du rêve. Jérôme Bosch, évoqué à deux reprises et en passant dans le roman, aussi bien que Félicien Rops — le pendant de Huysmans dans la peinture, Bosch des vices modernes… —, donnent le ton : le pandémonium des hideurs morales et ses deux facettes qui perdent un homme. L’art de Pierre Jourde, s’il est cruel, n’en est pas moins magistral, et le roman d’apprentissage de Gilles Saurat, s’il le conduit à lui-même comme le veut le genre littéraire de l’initiatique, est un album des tourments et des vices que nous feuilletons avec délectation.
Loïc Di Stefano
(1) L’usage du « tu » narratif est exceptionnel, surtout pour un roman de cette ampleur. Notons La Modification de Michel Butor, mais la fonction du « tu » n’est pas la même : si pour Butor c’est le moyen de montrer les interrogations d’un homme qui se parle, pour Jourde il s’agit plus d’un dialogue entre un tison et la chair tendre à marquer…
Pierre Jourde, Festin secret, L’Esprit des Péninsules, août 2005, 511 pages, 23 €
Logres bifrons : une hypothèse proustienne
La vie de Gilles Saurat à Logres se partage principalement entre deux lieux, chacun ayant ses annexes et ses miroirs obscurs, mais l’essentiel est là : le collège où il enseigne, la demeure où il dort.
Le
collège Jacques Prévert n’est rien moins que le pandémonium des vices
modernes, et les professeurs qui y sont affectés comprennent le sens du
mot sacerdoce : ils sont comme les Chrétiens aux jeux du cirques,
vieillissent en courbant l’échine pour la survie de leur pavillon de
banlieue. Une bande d’adolescents, tous plus mastodontes et fourbes les
uns que les autres, fait régner l’ordre, avec l’aveuglement bienveillant
de la hiérarchie qui préfère taire les scandales et préserver la
réputation… lâcheté encore ! Aucune autorité n’est donnée aux
enseignants, qui semblent survivre que par les bonnes grâces de quelques
caïds. Mais les cours se transforment vite en garderie de chiens fous,
puis en rien du tout, et les idéaux s’évaporent avec le quotidien de la
misère de l’esprit encrassé au contact du plus sordide abandon et de la
volonté farouchement appliqués de s’opposer à l’autre par l’inertie. Il
est évident que des ficelles sont tirées de l’extérieur, donnant à tout
ce cirque scolaire une plus pâle figure encore, mais l’incluant dans un
processus d’abrutissement global. C’est le Mal à la portée de la brute,
avec son lot de veulerie, de racisme, de viols.
L’autre lieu,
c’est la demeure de la veuve Van Reeth, dont le défunt mari traîne avec
sa disparition (est-il mort seulement ?) une aura de souffre liée
d’abord, mais pas seulement, à sa collection : un petit Enfer, fait de
textes introuvables et obscurs, que les universitaires voudraient
consulter, mais qui reste fidèle à sa légende : inconnue. La veuve est
pour le moins mystérieuse, sa maison « hantée » aussi bien, et n’offre
pas le réconfort de l’abri au professeur abruti. Bien pire, il ne s’y
sent pas à l’aise, comme épié continuellement. L’habitude estompe cette
impression, comme l’on ne voit plus telle crasse, mais l’arrière-goût
demeure. Et les réunions du cercle des amis de la veuve viennent
apporter un dernier soupçon de morgue et d’abjection : plus éduqué sinon
raffiné, le mal porte ici un visage de bon bourgeois, de notable, mais
il est redoutable, car il pénètre dans une noirceur plus substantielle.
Ses deux côtés sont pareillement revêtus d’une lumière glauque, et
l’accumulation pour chaque côté des hideurs les plus grasses, loin de
repousser le lecteur, le convie au contraire à un festin dont la victime
nous est connue.
Les deux chemins mènent au pareil « dérèglement de tous les sens » du pauvre petit idéaliste venu se faire manger, comme dans un conte malsain, par cette ville qu’il ne peut même pas quitter, pris par un rétiaire habile qui l’oppresse et le subjugue à la fois. De chaque côté des échappatoires, le collègue Zablanski qui ironise sur tout pour se donner de la hauteur mais qui finit adouci par l’amour, la veuve Van Reeth qui ouvre sa couche mais aussi les secrets d’une âme torturée, mais ce ne sont qu’illusions fasse à un Système qui ne tolère ces événements que comme épiphénomènes.
Pierre Jourde règle ses comptes…
Au-delà des victimes nommées, qui voudront bien incarner la bêtise
magnifique de notre époque médiatique (Lelay, Dion, etc.), et qui
servent à ancrer la fiction dans un réel vérifiable et donc plus
effrayant encore, Pierre Jourde dispose dans son roman à clés d’un
certain nombre de regards obliques sur ses contemporains. Quelques
personnalités se reconnaîtront, qui servent ici d’exutoire, comme Claude
Sarraute et les autres animateurs qui, autour de Laurent Ruquiert,
déversent le crétinisme cathodique comme la messe du soir, mais là ne
sont que les menus fretins, les épigones de la bêtise télévisuelle à
propos desquels il n’est aucun enjeu. Bijou, quant à lui, c’est autre
chose : ce grand écrivain à fume-cigarettes est la prostituée des
médiats, passant à l’échelle supérieure dans l’abjection tout en se
gaussant de vertus morales comme l’on met un habit de bal. Même lui, et
le journal qui défend ses moindre propos, ne sont que les manifestations
du Système.
Comme le Château pour Kafka, le Système est l’apogée de l’hystérie administrative où des services perdus dans un labyrinthe de couloirs tous identiques et protégé par une quantité incroyable de paperasses « fonctionnent pour eux-mêmes ». Ici, se met en scène un IUFM dont la finalité n’est que d’imposer une théorie pédagogique qui ne se nourrit que d’elle-même et engendre le monstre, le discours sur le discours, la théorie de la théorie appliquée à elle-même. Big Brother n’est peut-être pas si loin, ou bien une entité qui manipule et gouverne en silence les différents groupes dont chacun s’efforce d’arracher un morceau de Gilles Saurat. Mais la machine pourrait aussi bien tourner à vide, sans victime, elle est faite pour cela, usine à gaz qui fait s’évaporer, parfois, quelques idéalistes…
Roman envoûtant, parfaitement maîtrisé, où il est toujours trop tard pour comprendre qu’on n’y sent plus la frontière du réel et du fantasmé, Festin secret est un labyrinthe magnifique où perdre la raison même du lecteur, dans un foisonnement de références (de Gadenne à Kafka en passant par Lynch) qui peignent un défouloir inédit où l’on chercherait en vain à démêler le réel du rêve. Jérôme Bosch, évoqué à deux reprises et en passant dans le roman, aussi bien que Félicien Rops — le pendant de Huysmans dans la peinture, Bosch des vices modernes… —, donnent le ton : le pandémonium des hideurs morales et ses deux facettes qui perdent un homme. L’art de Pierre Jourde, s’il est cruel, n’en est pas moins magistral, et le roman d’apprentissage de Gilles Saurat, s’il le conduit à lui-même comme le veut le genre littéraire de l’initiatique, est un album des tourments et des vices que nous feuilletons avec délectation.
Loïc Di Stefano
(1) L’usage du « tu » narratif est exceptionnel, surtout pour un roman de cette ampleur. Notons La Modification de Michel Butor, mais la fonction du « tu » n’est pas la même : si pour Butor c’est le moyen de montrer les interrogations d’un homme qui se parle, pour Jourde il s’agit plus d’un dialogue entre un tison et la chair tendre à marquer…
Pierre Jourde, Festin secret, L’Esprit des Péninsules, août 2005, 511 pages, 23 €
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