"Les Chansons de Bilitis" de Pierre Louÿs

Luth final

 

Réédition des Chansons de Bilitis. Rien de nouveau sous le soleil, mais ce faux et usage de Sappho par Pierre Louÿs reste, plus d’un siècle après sa parution, aussi vrai, sinon plus vrai que le vrai.

 

Les dieux eux-mêmes meurent,

Mais les vers souverains

                  Demeurent

Plus forts que les airains.

 

Théophile Gautier, Émaux et camées.

 

Épiménide était un Crétois qui disait que les Crétois étaient des menteurs, mais Pierre Louÿs fut un imposteur qui fut le premier à dénoncer sa propre imposture, prouvant à son tour par cette nouvelle antinomie combien les frontières entre le vrai et le faux peuvent être floues.

 

En 1894, Louÿs, âgé de vingt-quatre ans à peine, publie deux traductions de textes grecs anciens, les Scènes de la vie des courtisanes de Lucien de Samosate et les Chansons de Bilitis. Lucien fait depuis longtemps partie des classiques de la littérature antique [1]. Bilitis, en revanche, est une poétesse grecque jusque-là parfaitement inconnue, et donc découverte par Louÿs, qui, en bonne logique, inclut dans son édition une préface d’une dizaine de pages pour la présenter aux lecteurs, expliquant entre autres qu’elle vivait à la même époque que Sappho — autrement dit aux VIIe et VIe siècles av. J.-C. Très vite, les éminents hellénistes de l’époque s’enthousiasment pour cet inédit et félicitent le jeune érudit pour son travail. Mais Louÿs ne tarde pas à révéler que Bilitis est une pure invention de son esprit et qu’il est lui-même l’auteur de ses poèmes. Il va donc falloir réviser la couverture de l’ouvrage : elle n’annoncera plus les Chansons de Bilitis, mais les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs.

 

Bien sûr, on pourra toujours se gausser de la naïveté de ces gogos universitaires tombant dans le piège d’une vulgaire contrefaçon et leur opposer la perspicacité d’un André Breton dénonçant immédiatement l’imposture des faussaires qui prétendaient avoir exhumé un inédit de Rimbaud, mais il suffit de lire quelques pages des Chansons de Bilitis pour absoudre ces naïfs de leur naïveté. Car ce n’est pas leur naïveté, c’est la perfection de la contrefaçon qui fut la source de leur erreur. Bien sûr, rétrospectivement, il est possible de déceler dans ces Chansons l’influence de la poésie parnassienne de la fin du XIXe siècle, mais celle-ci, comme son nom l’indique, entendait tirer ses racines de l’Antiquité et Bilitis pouvait de toute façon apparaître comme une consœur à part entière de tous les poètes de l’Anthologie grecque et de Sappho en particulier.

 

A première vue en effet, la majeure partie de ces Chansons sont l’expression d’un badinage de femmes entre elles, ou plutôt de jeunes filles entre elles, et elles ne sont pas sans rappeler certains poèmes de Baudelaire ou de Verlaine formellement exclus du Lagarde & Michard. Mais on distingue très vite, sous le vernis de la légèreté érotique (et comme chez Baudelaire ou Verlaine d’ailleurs), l’ombre de la mort. D’abord parce que si ces jeunes femmes sont entre elles, c’est tout simplement parce que les hommes sont absents et en train de mourir, s’ils ne sont pas déjà morts, à la guerre. Le lesbianisme est donc ici bien moins un goût inné qu’un ersatz.

 

Ersatz aux vertus de toute façon limitées : il arrive fréquemment que l’une des deux partenaires meure aussi — la nature étant alors aussi cruelle que les armes des hommes — et ces textes qui, au départ, retenaient l’œil par leur caractère licencieux se font peu à peu chants funèbres. Suit une ultime étape de ces noces avec Thanatos : celle qui reste, Bilitis donc, propose plusieurs épitaphes possibles pour elle-même, dont nous citerons ici dans son intégralité la dernière, qui devrait suffire à prouver la profonde authenticité de ce recueil de contrefaçons :

 

Sous les feuilles noires des lauriers, sous les fleurs amoureuses des roses, c’est ici que je suis couchée, moi qui sus tresser le vers au vers, et faire fleurir le baiser.

J’ai grandi sur la terre des nymphes ; j’ai vécu dans l’île des amies ; je suis morte dans l’île de Kypris. C’est pourquoi mon nom est illustre et ma stèle frottée d’huile.

Ne me pleure pas, toi qui t’arrêtes : on m’a fait de belles funérailles : les pleureuses se sont arraché les joues ; on a couché dans ma tombe mes miroirs et mes colliers.

 Et maintenant, sur les pâles prairies d’asphodèles, je me promène, ombre impalpable, et le souvenir de ma vie terrestre est la joie de ma vie souterraine.

 

Ces chansons de Bilitis sont-elles, au fond, autre chose qu’une autobiographie rêvée et poétique de Louÿs lui-même ? Il n’est pas interdit de penser qu’en créant ainsi ex nihilo une jeune femme vieille de deux mille ans, en faisant renaître ce qui n’était en fait jamais né mais qui n’en acquérait et n’en acquerrait pas moins une véritable existence, ce ghost-writer, fantôme au service d’un fantôme, voulait d’abord et avant tout se persuader qu’une survie était possible — le recueil est d’ailleurs « dédié respectueusement aux jeunes filles de la société future. »

 

Photoshop n’existait pas en 1925, mais les pinceaux des retoucheurs s’appliquèrent à « rouvrir » les yeux de Pierre Félix Louis dit Pierre Louÿs photographié sur son lit de mort. Cet usage du siècle passé nous semble être aujourd’hui du plus mauvais goût, mais cette victoire de l’artifice, sinon de l’art, sur les lois et les limites de la nature, autrement dit cette nouvelle imposture n’aurait sans doute pas déplu au défunt.

 

FAL

 

Pierre Louÿs, Les Chansons de Bilitis, Petite bibliothèque Payot

Novembre 2014, 10,50€

 

[1] On parle aujourd’hui des Dialogues des courtisanes plutôt que des Scènes de la vie des courtisanes. Les œuvres complètes de Lucien de Samosate viennent de faire l’objet d’une réédition dans la collection Bouquins, dont nous rendrons compte très bientôt.

 

 

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