Pierre Boncenne, Pour Jean-François Revel : Pour l’honneur de l’esprit

On le sait, l'alcool est à droite et la drogue est à gauche… L'alcool nous ouvre à la réalité dans sa simplicité tautologique – car même si l'on voit « double », l'on voit deux fois la même chose, comme dans la fameuse parole, d’alcoolique s'il en est, de Clément Rosset, « une fleur, je vous dis que c'est une fleur... » La drogue, au contraire, opère un redoublement du monde, faisant de la fleur une femme ou une plante carnivore, souvent un pouvoir – le célèbre Flower Power et ses arrières mondes hallucinatoires. Lucy dans le ciel avec des diamants. Sous-marin rose. Banquise rouge. Paradis communiste. Eden marxiste. Opium des intellectuels. Trahison des clercs, dont le premier d'entre eux, celui qui dit un jour que tout anticommuniste était un chien. Avec le recul, on s'aperçut que c'était plutôt le contraire : tout communiste était un chien.

 

Jean-François Revel fut sans doute un grand buveur, mais ne fut jamais un drogué – toute son œuvre ayant été justement un combat contre la drogue de son temps, c'est-à-dire l'idéologie socialiste et communiste. Pour autant, ce n’est qu’à son corps défendant qu’il se retrouva classé « à droite ». Car comme le rappelle Pierre Boncenne dans son livre-hommage, lui-même ne cessa de se considérer comme de « gauche », « parce qu’à l’origine, la gauche signifie la lutte pour la vérité, la liberté et le maximum de justice sociale selon des méthodes économiques efficaces », parce qu’à l’origine, la gauche est libérale. C’est cet apparent paradoxe qui rendit Revel insupportable aux yeux de la gauche française et lui valut cet ostracisme dans les dictionnaires alors que d’autres « collègues » moins importants que lui y figuraient. Il est vrai qu’en France, « l’esprit critique ne s’éveille que contre les gouvernements démocratiques ». Les mêmes qui se complaisent à flirter avec les pires fascismes de gauche n’ont jamais de mots assez durs pour stigmatiser le soi-disant « fascisme » libéral et démocratique de nos sociétés. Ce qui indigna Revel est cette propension à s’adonner à des pratiques intellectuelles et morales en opposition complète ou partielle avec leurs principes. Son travail consista à « rapprocher la réalité effective de la réalité fictive, [et de constater] que leur contact provoque en général l’explosion ».

 

Plaidant pour un monde sans Marx ni Jésus, Revel commença par prendre ses distances avec la philosophie qui depuis Kant était à ses yeux devenue une religion rhétorique autarcique. « Or un système philosophique n’est pas fait pour être compris : il est fait pour comprendre. » Bénéficiant qui plus est d’une sorte d’immunité épistémologique, la philosophie fonctionne comme un petit cercle d’initiés tenant plus du salon des Verdurin que du Portique et bannissant quiconque n’obéit pas à ses codes. Pour Revel, Proust reste précisément, avec Montaigne, le plus grand et le plus a-religieux des écrivains, un modèle d’agnosticisme, d’humanisme sceptique et d’humour irrésistible.

 

Au fond, ce qui n'aura cessé d'étonner Jean-François Revel qui était, il est vrai, l'esprit le moins superstitieux du monde, est que la superstition conduise le monde plus que la vérité. Le mal politique, dont il s'occupa toute sa vie, ne releva jamais d'un mal plus profond, métaphysique ou satanique. À ses yeux, cela aurait été passer de l'analyse politique à la pensée magique. Sans doute lui manquait-il le sens de la croyance, cette caractéristique si humaine et qui va toujours de pair avec la cruauté. Le mal effectif suffisait à sa réflexion. Et sans doute est-ce dans cette limite que réside sa noblesse.

 

Pierre Cormary

 

Pierre Boncenne, Pour Jean-François Revel, Plon, septembre 2006, 346 pages, 21 €


La version longue de cette critique est disponible sur le blog de Pierre Cormary.

3 commentaires

Revel, un homme avec qui j'étais rarement d'accord... mais qu'il faut lire!

On pourrait reprocher à Revel sa femme, qui ne cadre pas du tout avec le décor, sauf à être considérée comme fille-de ou repos de l'intelligence...

A part ça, un esprit fort tout de même 


En page 169 de ses mémoires (monument littéraire dont je conseille la lecture à tous), JFR écrit avoir "décidé" de quitter Tlemcen en 1948, alors que dans l'entretien qu'il accorda en avril 68 à radio canada, il dit avoir été expulsé d'Algérie. S'agit-il d'une faiblesse de sa proverbiale mémoire ou d'une gêne de Revel sur la question ? Si quelqu'un qui eut la chance de le connaître connait la réponse...