"Rictus", Vengeance d'un plouc

« Tel un somnambule, il marchait au hasard dans les rues de Chartres, comme si la ville lui était inconnue, comme si les hommes et les femmes qu’il croisait sur les trottoirs appartenaient à une race étrangère. »

France, début des années 70 : presque un autre monde. Mathieu Collard, 34 ans, marié à Jeanne, 24 ans - et père d’un fils de deux ans, François - est employé aux Cartonneries du Loiret. Se plaignant de douleurs récurrentes, il va consulter son généraliste, le docteur Tristan. Après des examens, il apprend qu’il est atteint d’un cancer. Plus que quelques mois à vivre. Que deviendront sa femme et son fils sans lui, sans argent ? Mathieu commence son errance et rencontre une jeune prostituée, Sandra, qui compatit ; c’est cependant Mlle Simone (l’assistante du Dr Tristan) qui offre à Mathieu le moyen de gagner une forte somme en tuant Alexandre Chassagne, richissime homme d’affaires. Et il le fait, simplement, sans remords d’ailleurs. N’est-il pas déjà mort quelque part ?

« Mathieu écoutait sans avoir l’impression d’être concerné. Je mange, je vais travailler, c’est un jour comme les autres. »

Mathieu paie les traites de la maison, achète une voiture, sûr d’avoir mis les siens à l’abri. Peu de temps après, survient l’accident où il perd sa famille. Hospitalisé, il apprend qu’il est en parfaite santé, aucune trace de cellule cancéreuse. À sa sortie, il veut contacter le Dr Tristan, mais le cabinet de celui-ci est fermé. Il ne semble d’ailleurs n’avoir jamais eu d’assistante. Par contre, il avait une maîtresse avec laquelle il est parti s’installer à Cannes. Son nom : Elisabeth Chassagne.

Il réalise qu’il a été manipulé pour tuer le mari. Il propose à Sandra de l’accompagner à Cannes, sans s’expliquer sur ses motivations. Désormais il ne lâchera plus Tristan et sa maîtresse avant de s’être vengé…

Après avoir été secrétaire de Brigitte Bardot, Jean-Pierre Ferrière est devenu auteur de romans. Il a publié plus de soixante ouvrages dont certains adaptés à la télévision et au cinéma. Relativement peu connu aujourd’hui, la collection « noir Rétro » propose donc une redécouverte.

A priori, on peut se méfier d’une réédition d’un ouvrage autrefois publié au Fleuve noir, éditeur connu comme grand pourvoyeur de la littérature de gare. Et on ne racontera pas ici d’histoire. Ferrière n’est pas un écrivain au sens où d’autres le sont. C’est un auteur, pourvoyeur d’histoires censées distraire le chaland. Rictus est pourtant intéressant à plus d’un titre.

Il constitue d’abord une histoire de vengeance bien menée, un peu dans la lignée du mouton enragé de Michel Deville. Mathieu Ricard est un prolo qu’on a acheté après l’avoir pris pour un imbécile en lui faisant croire qu’il était atteint d’un cancer. Et bien mal acquis ne profite jamais : il perd ceux qu’il voulait sauver dans un accident. On retrouve ici la patte d’un auteur finalement assez moraliste, dans la lignée des grands maîtres du roman noir américain (Hammett, McCoy). De plus, la vengeance de Mathieu est double : elle s’exerce contre celui qui a déclenché une chaîne d’évènements menant à la mort des siens et aussi contre le représentant d’un ordre social qui l’opprime et le domine par l’argent. Car c’est l’argent qui amène le malheur, cet argent dont manque l’ouvrier Mathieu Ricard, encore plus quand il apprend son (faux) cancer et qu’il désire mettre sa famille à l’abri.

Rictus, c’est aussi un témoignage sur ce monde disparu qu’était la France des années soixante- dix, celle des usines Renault et de l’ORTF, des trente glorieuses qu’on croyait justement parties pour durer éternellement. Pas de problème de chômage, pas de doute sur l’avenir. Rictus, c’est le retour au transistor loin d’Internet et des macdos. C’était mieux avant ? Je ne sais pas. Question d’époque ? Les années 70 étaient-elles plus intéressantes que les années 2000 ? Jean-Pierre Ferrière était connecté à son temps et à la société française que ses livres reflétaient, même de manière déformée, contrairement à beaucoup d’auteurs d’aujourd’hui, évoluant dans un imaginaire de série américaine (sans le brio de celles-ci) ou dans la bulle parisienne. En tout cas, mieux vaut lire Ferrière que Guillaume Musso, un bon polar plutôtque des romans boursouflés écrit par de jeunes pousses gonflés d’ego (à l’instar d’un Frédéric Beigbeider par exemple), se croyant écrivains alors qu’ils n’arrivent même pas au petit doigt d’un auteur nommé Jean-Pierre Ferrière.

Sylvain Bonnet

Jean-Pierre Ferrière, Rictus, Plon, "noir Rétro", 174 pages, octobre 2010, 9 €

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