Poèmes odieux, de Jean Berteault, Chaunes et Sylvoisal : toutes les vertus de la muse érotique

Qu’est-ce donc qui réunit ces trois poètes ? L’appel de la Muse, assurément, et leur goût commun pour une métrique et une prosodie que d’aucuns réputent surannées, mais auxquelles ils sacrifient avec bonheur. Ils connaissent les vertus intactes de la rime et du vers régulier, alexandrin de préférence. Autrement dit, aucun des trois ne se croit tenu, sous prétexte de paraître « moderne », ou, mieux, « postmoderne », de renoncer aux divines contraintes qui, imposant des brides à l’inspiration, la corsetant, lui permettent de s’élever plus loin et plus haut. Ainsi du pur-sang que la sangle maîtrise et dont les énergies, canalisées, tendues vers un but unique, ne se dissolvent pas en de vaines errances.

 

On mesure bien que cette exigence de rigueur formelle n’est pas dans l’air du temps. Aussi ne sera-t-on pas surpris qu’ils appartiennent, ces poètes qui forment à eux seuls une Pléiade embryonnaire, au club très fermé des Ronchons qui professe l’horreur du bonheur et dont la devise, « En arrière, toute ! », revendique explicitement  un penchant pour la réaction. Ronchons, certes, mais nullement austères. Encore moins bégueules. Rien de compassé. A l’inverse, une malice, un humour allusif qui révèle une vaste culture. Et même un goût pour l’érotisme et le libertinage, voire, parfois, une forme de grivoiserie que n’eussent renié ni un Saint-Evremond, ni un Apollinaire.

 

Voilà pour leurs caractéristiques communes. Mais chacun a sa personnalité propre et ses dilections qui colorent son œuvre. Jean Berteault cultive les formes fixes, singulièrement le sonnet – et même le double sonnet. A son actif, des recueils à la fois tendres et malicieux, Claire, te souviens-tu d’Ostende..., Nous n’irons pas à Barbizon et La belle endormie. La femme  y occupe une place éminente. Inspiratrice du poète, tantôt égérie tantôt tentatrice, familière ou inaccessible, elle est objet d’un culte aux rites contrastés. Elle nourrit souvent les  souvenirs de son dévot, ainsi que le suggère le titre de son premier ouvrage où affleure tout du long une tendresse pudique. C’est, du reste, la tonalité générale de ses poèmes. Au point que la saine gaillardise dont il use ici déconcerte quelque peu.

 

Tout différent est Sylvoisal. Non qu’il néglige la muse érotique. Pas davantage la Femme, l’un des personnages principaux de son panthéon où elle voisine et dialogue avec Dieu et le Diable. Encore panthéon serait-il impropre. Voire blasphématoire. Sylvoisal ne fait pas mystère de son christianisme intransigeant – d’aucuns diraient intégriste. Un christianisme qui n’est pas de tout repos, tant il est vrai que n’est jamais achevé le combat avec l’ange. Ces luttes incessantes avec le Tentateur, corps à corps indécis dont on aura deviné que la Femme est l’enjeu, nourrissent son œuvre,  en particulier Fantômes du passé et D’Amour, de Mort et d’Infidélité.

 

Quant à Chaunes, il se revendique païen. Avec impudeur et allégresse. Son ennemi n’est pas le démon de Sylvoisal, mais le Bien, cette hydre à mille têtes qui envahit tout et dont chacun, aujourd’hui, se réclame. Son Eros lorgne parfois vers un libertinage musclé, voire gothique : « Apprends, ma belle enfant, que le sexe est de droite // et s’accommode mal de la démocratie. » Il lui a inspiré de nombreux recueils de poésie, dont celui-ci, au titre évocateur, Dans le désert fleuri des temps modernes, ainsi que des pièces de théâtre. Et comment ne pas citer les délicieuses Variations sur Don Pedro d’Alfaroubeira où le vers d’Apollinaire sert de prétexte à mille acrobaties virtuoses ? Sa complicité avec Sylvoisal ne date pas d’hier. Ils ont publié ensemble des  dialogues savoureux, dont le manifeste Contre la démission des poètes et Le Verbiaire, petit chef-d’œuvre d’invention. Cette propension au dialogue se retrouve, du reste, sous une autre forme, dans le présent recueil où un Dom Juan  perclus de désir lubrique séquestre une chaste vierge.

 

Les Poèmes odieux que signent aujourd’hui les trois complices ne le seront que pour les prudes, les sots et les conformistes, tares qui vont souvent ensemble. Ils bravent souvent les convenances, mais ignorent la vulgarité. Leur place est sans conteste dans l’Enfer où l’on relègue les livres qui bravent l’honnêteté. Et, certes, la gaillardise n’effraie pas les trois poètes. Berteault, blasonnant le corps féminin, suggère une rime à Satiricon. Chaunes fait rimer spasme avec  orgasme quand Sylvoisal, plus suggestif, s’adresse ainsi à sa conquête : « Ombre des biens passés, que vous me fûtes douce // Quand mon museau cherchait le ruisseau sous la mousse ! ». Allons, la muse érotique n’est pas morte. En nos temps aseptisés, qui s’en plaindrait ?

 

Jacques Aboucaya

 

Jean Berteault, Chaunes et Sylvoisal, Poèmes odieux, Aux Poètes français, septembre 2013,105 p., 5,35 €

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