En relisant Bernard Noël

Soudain, l’œil se retourne en dedans et se met à circuler à l’intérieur du corps, explore le moindre recoin. C’est comme on s’avale, avec sa pensée et ses mots, avec sa conscience. La peau est un sac rempli d’organes, d’os et de nerfs en suspens dans le vide, eux-mêmes habités par le vide. Il y a même, « entre l’aisselle droite et le foie, un espace qui ressemble à un désert ». Dans « Extraits du corps », les mots envahissent tout cet intérieur charnel qu’on feint souvent d’ignorer, sauf dans la souffrance. Mais est-ce vraiment dedans ? Et si c’était un dehors en dedans de soi que l’on explore ainsi ? Et exploré par qui ? Et qui est ce qui ? « Né du trou. Bâti autour du trou. Je suis une organisation du vide », écrit Bernard Noël. Il s’écorche vif. Chez lui, l’expérimentation est fondamentale, elle est même fondatrice. A une autre époque, je l’imagine compagnon du « Grand jeu », surtout de René Daumal. Mais en ces années 50, c’est d’Antonin Artaud qu’il est le plus proche, par cette préoccupation constante de mettre le corps au centre de l’écriture, de ramener les mots, qui ont si naturellement tendance à s’échapper, dans l’espace du corps, ce qui ne va pas d’ailleurs, aussi paradoxal que cela puisse paraître, sans une certaine forme, nouvelle, de lyrisme.

Bernard Noël a failli s’arrêter là. Il aurait pu cesser définitivement d’écrire. Il s’est tu pendant dix ans, se consacrant néanmoins à la rédaction d’articles d’encyclopédie. C’est le « Château de Cène » qui l’a relancé dans l’écriture. Ce livre « a été écrit en trois semaines », dit-il dans « L’outrage aux mots ». Soudain, la parole se libère, la langue s’abandonne à son propre flux, qui est dévastateur. D’une vague, d’un mot, naissent aussitôt d’autres vagues, d’autres mots. Ne pas retenir, ne pas construire de digue : il faut que ça déferle de plus en plus fort, que ça emporte le sens et le style, que ça emporte toute la langue, cette langue par laquelle la société cherche à nous soumettre. Mais la société est là, avec ses juges et ses censeurs. Elle peut accepter dans la réalité les pires excès, la violence la plus insoutenable, mais elle ne pardonne rien à l’imaginaire, elle ne supporte pas l’attentat contre les mots, ses mots. Le livre fera l’objet d’un procès. Le relisant quarante ans après, je m’étonne encore que l’on ait pu en faire une lecture pornographique, et même érotique. Ce n’était pas l’enjeu, me semble-t-il, même si le sexe est présent sous ses aspects les plus crus. Dans « L’outrage aux mots », Bernard Noël écrit : « L’érotisme n’est pas un retour au corps, il n’est qu’une intensification narcissique de son image. Et cette image censure, dans le corps, tout ce qui est organique, tout ce qui est physique. » Dans « Le château de Cène », les mots deviennent une seconde peau : ce n’est plus la langue qui vient lécher l’intérieur du corps, comme dans « Extraits du corps », mais c’est le corps qui s’empare frénétiquement du Verbe, qui y inscrit ses marques. C’est, transposé dans l’écriture, à un « théâtre de la cruauté », au sens d’Artaud, que nous convie Bernard Noël dans ce livre. Mais c’est aussi une histoire d’œil…


Lisant « Les premiers mots », un des textes fondateurs de l’œuvre de Bernard Noël, on est d’abord désorienté. On cherche des repères qui se dérobent sans cesse. Qui est ce « je », qui est ce « tu », qui est ce « il » ? Et de quoi s’agit-il ? On devine la présence d’un homme et d’une femme. On entend leur dialogue, mais on ne sait pas toujours qui parle. On comprend qu’ils évoquent une personne morte récemment, un ami pour l’un, un amant pour l’autre. Ils se rencontrent pour la première fois. Mais rien de linéaire dans ce texte, ni commencement ni fin. C’est toute notre structure mentale qui se trouve ainsi mise en péril, entraînée dans un tourbillon verbal qui menace de tout engloutir. Puis d’un seul coup, on lâche prise enfin, on écoute seulement la langue qui s’exprime par plusieurs voix, dont une qu’on ne peut attribuer à personne et qui, sorte de témoin de la scène, décrit avec une précision implacable la position des corps, les gestes, toute la volupté de la présence, y compris celle du mort qui continue de vivre dans la mémoire, très présente, même si « les morts ne sont plus que des mots », écrit Bernard Noël. Ce qu’il y a de plus troublant avec les pronoms personnels, c’est qu’ils viennent à la place des noms, qu’ils peuvent même se mettre à exister pour eux-mêmes, parler à notre place. Nul n’est besoin ici d’inventer des hétéronymes, même si cela nous a valu de Fernando Pessoa des livres sublimes. Nous sommes habités par plusieurs « je », par plusieurs « tu », par plusieurs « il », et tout cela fait en nous comme des « bruits de langue ».

 

L’œuvre de Bernard Noël est vaste. J’ai choisi d’évoquer dans cet « article » ces trois livres qui me semblent essentiels, fondateurs même d’une manière de sentir et d’écrire, de faire rouler dans la gorge la « boule à cris ». Il faudrait bien sûr se pencher attentivement sur d’autres textes, je pense notamment à ceux qui ont trait au regard et à la peinture : « Onze romans d’œil » et « Journal du regard ». Il y a aussi ce livre que j’aime tout particulièrement, « Le lieu des signes », et qui, par intervalles, fait partie de mes compagnons d’insomnie. Mais ce sera pour un autre article !

 

Alain Roussel

 

Bibliographie sommaire :

 

-Extraits du corps (Poésie/Gallimard, initialement aux éditions de Minuit)

-La peau et les mots (dont « Extraits du corps ») chez P.O.L

-Le château de Cène (Imaginaire/Gallimard, initialement chez Martineau puis Pauvert)

-Les premiers mots (Léo Scheer, initialement chez Flammarion)

-Journal du regard, chez P.O.L

-Onze romans d’œil, chez P.O.L

-Le Lieu des signes (Léo Scheer, initialement chez Pauvert)

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.