Eric Piette et L’impossible nudité

Rares sont les poètes qui parlent aussi sincèrement. Souvent, la rhétorique et certains paravents de joliesse – ou d’« intelligence » polie – nous éloignent d’eux et de leurs moyens : la poésie elle-même. Etre poète devrait s’apparenter à cette approche de l’impossible nudité. Il y a du danger, on le sait, à se confronter à soi-même jusqu’ à se dévoiler entièrement. Eric Piette, poète belge de langue française, après avoir publié Voz en 2011, nous revient pour approfondir l’examen de sa condition d’homme. Il s’affronte au miroir, prenant le risque de s’exposer en 107 poèmes de facture variable parmi lesquelles la petite strophe au vers court fait mouche. Pas de rimes, pas de frime.  Lyrisme désenchanté. Maîtrisé.  

 

Pas facile de vivre et d’être sincère. L’homme en chemin vers lui-même sait qu’il doit laisser des plumes ou des peaux de couleuvre : les résidus d’enfance se / consument en silence. L’enfance ? Le vivier sans fin des regrets : faux départs et fausses routes. Comment se dépêtrer de ses origines, comment se détacher de ce poème de naissance pour avancer ? Le poète se demande s’il en aura fini un jour avec ce satané passé qui flotte / comme un noyé dans la Sambre – étant né, pour l’anecdote, à Charleroi, où Rimbaud déchira ses bottines de liberté libre. Prendre ou pendre la décrépitude de l’enfance, oui, mais comment ?

 

La vraie vie ? Des amours perdues, fugitives qui reviennent au détour d’une culpabilité pleine de nostalgie : ai-je trop aimé ? pas assez ? à contre-courant ? ma responsabilité flagrante / me déchire et le vent souffle, suggère l’amant perdu qui voudrait arracher à sa nouvelle compagne de perpétuels aveux d’un amour absolu : tu ne dis plus que tu m’aimes / même si tu le laisses entendre / pourquoi ai-je besoin d’encore plus / que ce que tu m’offres. Le passé amoureux ne passe pas : mes amours se noient pas / en moi elles glissent / comme des péniches fantômes, confie le passager de la vie.  

 

La vie, justement : un court voyage, une déflagration qui se mesure à la succession des morts laissées en route – les siennes, celles des autres. Le poète est violemment tenté de vivre à en crever ou de crever de vivre. Il traverse l’existence comme une nuit aux multiples visages qu’on n’apprivoise pas. La confidence, cette nudité du poète plus que sincère, revient sur les épisodes malheureux, ceux qu’il faudrait taire en soi pour avancer : la mort ne fait plus peur / traversée trop souvent / mais elle traîne encore / avec ses oripeaux. Le cheminement aux limites de soi-même est un risque à courir qui peut conduire au-delà et trop loin…

 

Que reste-t-il alors de ces sentiers imprévus devant ce temps passé, perdu qui barre la route ? La bouée de sauvetage de l’écriture, le long du canal de l’existence, qui mène assurément où l’on sait. L’écriture est un tremblement urgent et violent qu’il faut maîtriser : c’est essoufflé / c’est démembré / que j’écris ces lignes / la perdition de soi / afin de reconstituer / ce qui ne sera peut-être / qu’une autre illusion / à démembrer. Eric Piette tente de se supporter, de s’accepter comme un homme qui affronte ce qui lui reste à vivre, lui qui est si jeune pourtant, et qui ne veut rien rater. Il découpe dans la nuit des figures de rêve pour une réalité trop étroite – la nôtre ici-bas. Etonné de l’écho de poèmes / qui se surprennent vivants et bouleversent le lecteur embarqué – peu ou prou – dans la même aventure. Voz évoquait les voyages réels de l’auteur dans des Balkans peuplés de fantômes, L’impossible nudité va plus loin, comme une plongée dans l’œil noir de soi, où brille l’impossible raison de vivre :


être ailleurs ne change rien

je l’ai déjà dit

nous sommes avec nous-mêmes

malheureusement

 

Frédéric Chef

 

Eric Piette, L’impossible nudité, Le Taillis Pré, novembre 2014, 136 pages, 14 €

 

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