Jacques Abeille/Petites proses plus ou moins brisées/Prix Jean Arp de Littérature Francophone : « Un façonneur de brumes »
Jacques Abeille est habité par la poésie, qu’il l’exerce dans ses longs voyages en territoires inconnus de l’imaginaire comme dans « Le cycle des contrées », inauguré naguère par les « Jardins statuaires », ou dans de courtes proses et poèmes qu’il a parfois illustrés lui-même. Son écriture, assurément celle d’un grand prosateur, ouvre des chemins qui n’existaient pas avant elle. Chaque phrase est un sillon tracé en arabesque dans cette terre abrupte de la langue d’où jaillissent d’étranges visions qui submergent l’auteur et l’entraînent dans de vastes chevauchées de la pensée.
Avec le prix Jean Arp de Littérature Francophone qui vient de lui être attribué pour « Petites proses plus ou moins brisées », publiées par les éditions Arfuyen, c’est toute son œuvre qui est ainsi saluée. Ce livre est composé de trois parties, différentes par l’approche, mais d’une seule saveur (rasa) qui est celle de la poésie.
Dans la première, intitulée « Ce qu’il reste d’un jeune homme qui maigrissait », à quel voyageur intérieur s’adresse Jacques Abeille, de quels obscurs secrets de sa propre vie est-il le gardien ? Il écrit :
Maintenant je suis le gardien
je suis seul
et dépositaire de la légende
si vous voulez pénétrer
il vous faudra passer par mon ombre
et déchirer ma mémoire
Ne cherchez pas à percer l’énigme. Comme dans « Les Chimères » de Gérard de Nerval, c’est précisément ce soleil noir de l’écriture qui éclaire et qui, échappant au sens, donne du Sens. Jacques Abeille erre en somnambule par les couloirs de sa propre pensée, hante les corridors : c’est un rêveur rêvé par un rêve plus grand que le sien. Même l’érotisme a chez lui cette beauté crépusculaire où le plus nu est aussi le plus obscur. « La nuit seule pour aimer », nous confie-t-il.
Les femmes qui traversent la deuxième partie du livre sont des porteuses de signes, mais elles ne nous proposent aucune clef. Elles voyagent entre le réel et l’imaginaire, entre ombre et lumière. Elles apparaissent et disparaissent, n’abandonnant à notre interprétation que quelques traces. Nées de rencontres, « images nettes, fragiles » que la mémoire retient, elles font maintenant partie de la légende dont Jacques Abeille est le colporteur. « Des figures en réserve », dit-il de ces énigmatiques passantes, pensant peut-être à quelques livres futurs. Il écrit superbement :
Les hommes de nouveau sortiront sur les seuils
pour la voir passer
la femme traquée
par la nuit …
La troisième partie est un chant de guerre, pleine de « bruit et de fureur », pour parodier un écrivain célèbre. Un cri de rage aussi contre la sottise et la vanité des hommes, capables des pires apocalypses. D'ailleurs, le ton est parfois prophétique :
De toute part retentit
le grinçant
le poignant vacarme des cornemuses
la fumée retombe sur les saisons éventrées
le silence dresse au ciel
les pattes des chevaux morts
qu’espèrent-ils donc enfouis sous les cendres du miracle
le grand réveil des murs
les murs inexorables
qui avancent
Jacques Abeille « écrit comme il rêve », dit-il lui-même. Il entrouvre pour nous « les portes d’ivoire et de corne ». Le lisant, vous allez entrer dans l’imaginaire. Et si cet imaginaire-là était plus réel que le réel ?
Alain Roussel
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