Laurent Demoulin, l'aède-mémoire

Pour surmonter le complexe d’être nés périphériques, les écrivains belges francophones ont, paraît-il, deux solutions : soit ils se font plus laïques que Jules Ferry, plus académiques que Richelieu, plus parisiens qu’un garçon de café du Flore, ils sapent chacune de leur phrase en petite Marianne tricolore, et surveillent leur écriture afin que n’y affleure aucune indice lexical trahissant leur problématique origine. Soit ils se rebellent, s’ensauvagent, brisent carcans, conventions et tabous, et dégorgent leurs belgicismes, et carnavalisent leur syntaxe, et libèrent le macaque flamboyant qui sommeillait en eux, pour devenir des « irréguliers du langage ».


Irrégulier, Laurent Demoulin l’est à coup sûr, mais pas de la façon à laquelle on s’y serait attendu. Spécialiste de l’œuvre de Francis Ponge, simenonien patenté, ce Liégeois pétri de littérature est un habile questionneur des formes poétiques, doublé d’un empêcheur de se souvenir en rond. Son Ulysse Lumumba paru aux Éditions Cormier ne va pas ravir que les amateurs de beaux objets livresques ni les manieurs compulsifs du coupe-papier (car, plaisir devenu rarissime depuis que José Corti lui-même publie ses pépites déjà ronéotées, il faut ici trancher soi-même les pages avant de découvrir le texte). Cette manière de polyphonie ample va également surprendre tous ceux qui pensaient que, sur un territoire aussi étriqué que celui de la Belgique, qui pis est de la Wallonie, il ne pouvait éclore que de « petits naturalistes », des cinéastes du misérabilisme local ou des sous-sous-Brel.


Pour revisiter la sombre mémoire coloniale, Demoulin a convoqué, excusez-du peu, les mânes d’Homère ; et à une croisière d’agrément sur la Meuse, il a préféré pour sa version couleur ébène de l’Odyssée les méandres et les tumultes du fleuve Congo. Un projet périlleux, à la limite de la prétention ? Il aurait pu en être ainsi, et nous aurions lu alors l’énième repentance toc d’un blanc désireux de secouer le fardeau d’une mémoire d’emprunt, une reconstruction poétique sonnant aussi creux qu’une énorme calebasse.

C’est sans compter le talent du poète authentique qu’est Laurent Demoulin. Par « authentique », il faut entendre homme sachant travailler le langage au corps, sans le laisser s’épancher dans le lyrisme vain ni tomber dans l’ornière desséchante du didactisme à coloration éthique. Dès lors, le verbe qui souffle sur ces pages est sous-tendu par toutes les potentialités musicales de l’oralité (litanies, refrains, narration contée, art de la période à longue portée mais sans grandiloquence) pour accéder à la dimension de l’épopée moderne.


Comment arriver à une telle fusion ? Par un stratagème onomastique qui, lorsqu’il est décrit, peut paraître quelque peu grossier, mais s’avère redoutablement efficace une fois mis en œuvre dans le texte. Laurent Demoulin a en effet imaginé de doter chaque personnage de la tragédie historique qu’il dépeint, d’un nom hybride, résultat d’un mélange avec une figure de la légende homérique ou une divinité antique. Dans cette « Afroïliade », baignée du sang des esclaves, des combattants et des héros encombrants qu’on exécute lâchement, voici les Belges devenus des « Achéens boréaux ». Voici Stanleyville confondue avec Ithaque (« Ithanleyville ») et le centre des oracles du pouvoir avec Delphes (« Brudelphes »). Voici « Ulysse Lumumba » ayant épousé la cause de son pays au point que Demoulin invente la contrée féminine du « Pénélopongo ». Voici surtout Léopold le bâtisseur, affublé, entre autres sobriquets, de celui de « Roi à la barbe rouge et blanche », et le jeune Beaudouin Ier, sous le règne duquel l’indépendance sera acquise en 1960, présenté comme « Zeus-Cobourg ».


Si Laurent Demoulin a pris soin d’éclaircir chacune de ses créations en fin de volume, dans un index commenté, il serait réducteur de présenter son travail comme un banal texte à contraintes et à clés. Ulysse Lumumba procure en effet une émotion à divers niveaux de lecture : et là où certains s’amuseront à décrypter chacune de ses transpositions factuelles, d’autres se laisseront happer par la douloureuse mélopée qui sourd de ses séquences textuelles.


Ce livre inclassable déroule une légende qui, pour être entendue, se devait d’être, comme toutes les légendes, ancrée dans le réel. Ulysse Lumumba hérissera, bien sûr, les historiens relativistes quant à la responsabilité de la Belgique dans des crimes par commodité requalifiés en « abus » ou « dérives » ainsi que les convaincus des bienfaits civilisationnels légués aux négrillons par leurs lointains cousins gaulois. Il tombera des mains de ceux qui ne connaissent pas le bonheur d’en avoir deux pour tenir un livre. Tant mieux, Ulysse Lumumba n’est pas fait pour les nostalgiques du « temps béni des colonies ». Ce beau chant-là n’appartient qu’à la liberté et à la mort.


Frédéric Saenen


Laurent Demoulin, Ulysse Lumumba, Le Cormier, 90 pp.

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