"Carnage et culture", Des causes culturelles à la supériorité de l’Occident

Historien et helléniste réputé, Victor Davis Hanson a été professeur à l’université de Californie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire des guerres en Occident, en particulier Les Guerres grecques (Autrement, 2000), Le Modèle occidental de la guerre (Belles-Lettres, 2001) et La Guerre du Péloponnèse (Flammarion, 2008). 

Des causes culturelles à la supériorité de l’Occident

En s’appuyant sur le récit documenté de neuf batailles (Salamine, 480 av. J.-C. ; Gaugamèles, 331 av. J.-C. ; Cannes, 216 av. J.-C. ; Poitiers, 732 ; Tenochtitlán, 1520-1521 ; Lépante, 1571 ; Rorke’s Drift, 1879, Midway, 1942 et Têt, 1968), Victor D. Hanson explore, dans un essai passionnant et polémique, les causes de la puissance militaire de l’Occident depuis 2 500 ans. Il identifie, à travers le temps et sur plusieurs continents, une pratique de la guerre propre à l’Europe et aux Etats-Unis d’Amérique.

Contestant les explications biologiques, scientifiques ou géographiques (ressources naturelles, climat, topographie…) avancées par certains chercheurs comme Jared Diamond (De l’inégalité parmi les sociétés, Gallimard, 2000), les victoires de l’Occident s’expliqueraient pour l’historien par des traits culturels nés en Grèce ancienne : elles seraient la conjonction de l’individualisme, de la démocratie et du rationalisme. La guerre ainsi menée par les Occidentaux ne dépendrait pas non plus du nombre de leurs combattants, souvent inférieurs ou du génie de ses chefs militaires.

« Tous étaient résolus à vaincre ou à mourir sur place »

Prenons l’exemple de Rorke’s Drift le 22 janvier 1879, une des batailles les plus spectaculaires remportée par le Royaume-Uni, en Afrique du Sud, contre les Zoulous. Une centaine de soldats britanniques stationnés dans un poste, à la frontière du Natal, qui servait à la fois de lieu de ravitaillement et de soin, allait résister et vaincre un assaut mené par quatre mille guerriers. Derrière leurs barricades de fortune composées à la hâte… avec des sacs de maïs, les redcoasts, armés de fusils Martini-Henry et commandés par deux lieutenants inexpérimentés, allaient appliquer un déluge ininterrompu, durant une dizaine d’heures, sur des ennemis tentant maladroitement d’entourer et de prendre l’enceinte de tous côtés au lieu d’attaquer un point précis et vulnérable de Rorke’s Drift. Les Zoulous abandonnèrent sur le champ de bataille entre 400 à 800 des leurs tandis que les Britanniques comptaient quinze morts et douze blessés. La victoire de ces derniers s’expliquait par un entraînement méthodique au tir, suivant une discipline rigoureuse : « La grande force de l’armée britannique était de former des lignes et des carrés. Dans la première formation, chaque rangée de trois ou quatre lignes de soldats – souvent allongés, à genoux et debout – tiraient au commandement, rechargeaient puis tiraient cinq ou dix secondes plus tard. L’enchaînement des tirs de la compagnie créait un véritable rideau de fer régulier, même avec des Martini-Henry à un seul coup. En carré, quatre angles droits assuraient un centre sûr pour les bagages, un refuge pour les blessés et les réserves – l’intégrité du carré reposant sur l’idée qu’aucun soldat britannique ne fléchirait en aucun point du périmètre ».

À Athènes, « nous vivons exactement comme il nous plaît » (Périclès)

Le rapport entre la guerre et la démocratie pour Victor D. Hanson est singulièrement mis en valeur à Salamine, île grecque, au large de l’Attique, dans le Golfe Saronique. Deux systèmes politiques s’opposèrent durant les Guerres médiques, au début du Ve siècle avant J.-C. Face aux sujets-esclaves de l’empereur perse, les Grecs, sous l’égide de la puissance navale athénienne, se battaient, au nom de la liberté, contre la tyrannie. Les marins athéniens, issus des couches les plus pauvres de la société, faisaient confiance à leurs officiers issus d’une communauté politique, la « cité », rassemblant ses membres dans une sorte d’union sacrée et recherchant toujours une « bataille décisive » plutôt que la ruse ou la trahison, si caractéristiques des Orientaux pour l’universitaire californien. L’exploit individuel, affaire des mythes, était rejeté par les Grecs, parce que dangereux tactiquement. Ils lui préféraient le combat en groupe, la solidarité disciplinée étant de meilleur effet que la témérité aveugle.

Ainsi pour l’auteur, « au fil des chapitres, s’impose un sentiment de déjà vu, l’étrange sentiment que les phalangistes, les légionnaires, les fantassins revêtus de leur cotte de mailles, les conquistadors, les redcoasts, les GI et les marines partageaient tous certaines idées centrales récurrentes sur la manière de mener les guerres et de les gagner ».


Des affirmations discutables

Certaines affirmations de l’auteur sur une « manière occidentale de faire la guerre » depuis l’antiquité, séduisantes sur le papier, mériteraient d’abord d’être confrontées par des spécialistes d’autres aires culturelles. La bibliographie est abondante mais les références scientifiques citées dans les différents récits de bataille ne sont en général que celles qui corroborent la pensée de l’historien. Sans jamais qu’il soit nommé, on devine que la guerre pratiquée en Orient est celle du chinois Sun Tzu qui a écrit au VIe siècle av. J.-C. un traité de stratégie militaire proposant d’autres moyens que l’affrontement direct pour gagner une bataille (ruse, mobilité ou espionnage). Mais cet écrit célèbre résume-t-il bien l’art de faire la guerre dans cet espace immense et hétérogène qu’est « l’Orient » ? Les combattants européens du Moyen Âge recherchaient-ils systématiquement une bataille décisive ? Quels emprunts de la culture militaire chinoise ou arabe ont-ils été faits par les Européens depuis le Moyen Âge ?

D’autres points peuvent être discutables dans le temps ensuite. La « bataille décisive » mais brève des combats hoplitiques par exemple ne rend pas compte de la « brutalisation » (ou l’ensauvagement des sociétés européennes) constatée lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918), définie par George L. Mosse (De la Grande Guerre au totalitarisme, Hachette, 1999). Carnage et culture ne permet pas de restituer les apports culturels et techniques de chaque période. Tout ne se résume pas à l’héritage gréco-romain si cher à l’universitaire californien !

Victor D. Hanson précise à plusieurs reprises que la forte létalité est spécifique à l’Occident. Elle trouverait ses racines dans des nécessités militaires qui n’auraient aucun lien avec des « préoccupations d’ordre rituel, traditionnel, religieux ou éthique ». La guerre « amorale » serait, pour reprendre Clausewitz (1780-1831), une autre manière radicale de faire de la politique. Le goût du « carnage » à Gaugamèles, dans le nord de l’Irak actuel, porté par les fantassins et cavaliers d’Alexandre le Grand (47 000 guerriers) contre l’armée de Darius III (environ 100 000 hommes) serait un fait de la culture occidentale. Pour les Perses, la tuerie comptait moins que le pillage. À l’inverse, il convenait pour les Grecs et Macédoniens de tuer un maximum d’ennemis, voire de les pourchasser des mois durant après la sanglante bataille, pour mieux éloigner la résurgence de la violence.


Derrière l’éloge de l’Occident, celui des Etats-Unis ?

On l’aura compris, le livre de l’historien établit une supériorité culturelle de l’Occident face à l’Orient dans sa façon de faire la guerre, prolongement amoral de sa politique. 

Son obsession d’opposer deux mondes antagonistes depuis l’antiquité grecque pose toutefois problème. Si son récit vivant des batailles fourmille de précisions, fruit d’une riche documentation, détails parfois contestables comme sur Poitiers qui repose sur des sources éparses et rares au sujet du rôle des fantassins de Charles Martel… assimilés aux hommes libres grecs ou romains, les conclusions idéologiques qu’il en tire sont excessives, voire anachroniques.

Victor D. Hanson est en effet un idéologue qui se sert de l’histoire pour justifier a posteriori la supériorité de l’Occident sur « l’Orient ». Même s’il s’en défend, son essai ressemble davantage à un programme hégélien qu’à un ouvrage d’histoire. Quel point commun entre les Perses de Darius III qui au passage gouverne un Etat « totalitaire », « la meute de pillards » d’Abd ar-Rahmân à Poitiers et « l’animosité raciale innée » des Japonais de la Seconde Guerre mondiale ? Sans caricaturer ses propos qui le sont suffisamment, on peut répondre que ce sont des « Orientaux » qui partageraient la même soumission à un tyran, rejetteraient la liberté et le libre exercice de la raison. Dans ce cas, l’Espagne de Franco, la Roumanie de Ceaucescu et les autres Etats européens de l’ancien bloc communiste sont-ils à ranger en Orient ou en Occident ?


Un fervent adepte du « choc des civilisations »

L’historien américain, à l’instar du politologue Samuel Huntington, célèbre théoricien du « choc des civilisations », est le « fils de son temps ». Proche des milieux néoconservateurs, Victor D. Hanson entend légitimer, par l’histoire, la puissance de son pays… ressemblant beaucoup à l’Athènes du stratège Périclès, rempart du monde libre contre les barbares. En septembre 2001, date de la publication américaine de l’essai, les « neocons » (formule anglo-saxonne pour désigner les néoconservateurs) multipliaient déjà les critiques contre l’Irak, l’Iran ou la Corée du Nord. Or, les attentats du 11-Septembre et l’intervention massive en Afghanistan pour terrasser le régime des Talibans renforceront ce courant de pensée qui avait ses entrées à la Maison-Blanche. On aimerait citer la remarque pertinente de Didier Paineau à propos de l’auteur de La Guerre du Péloponnèse (Flammarion, 2008) : Hanson fait « penser aux Européens des temps passés, raisonnant l’Histoire comme source d’action ou de justification immédiate ». On ne peut être plus clair.

Il serait long de revenir, dans notre chronique, sur les présupposés idéologiques de l’opposition manichéenne et fantasmée entre l’Orient et l’Occident. On peut renvoyer aux nombreux auteurs depuis Edward Saïd (L’orientalisme, Le Seuil, 1980) qui ont rappelé que l’invention de l’Orient était une idée européenne, un « autre » différent et bien pratique au temps de la colonisation au XIXe siècle. Les deux « mondes » discutés ici ont-ils été dans le passé si homogènes, ont-ils formé des blocs si imperméables aux interactions culturelles, ces dernières ne semblant être que contemporaines sous l’effet conjugué des colonisations et de la mondialisation ?

Ajoutons au sujet du rapport de l’Occident au « carnage » que l’anthropologue américain Lawrence Kelley (dans War before Civilization. The myth of the peaceful savage, New-York, Oxford, University Press, 1996) en relativise la portée en affirmant que l’activité guerrière des sociétés ethnographiques, pré-étatiques, possède une létalité plus importante que les sociétés étatiques, modernes.

À l’issue d’une lecture vivante mais par trop répétitive, fonctionnant comme une addition de séminaires universitaires qu’on a hâtivement publiés, certains pourraient sourire en imaginant les liens spirituels qui rapprocheraient l’antique Darius III à l’actuel président de la République islamique d’Iran, Mahmoud Ahmadinejad. D’autres pourraient s’inquiéter d’une utilisation anachronique et fallacieuse du passé par une philosophie martiale de l’histoire, largement discutée et diffusée dans certains cénacles militaires et politiques américains. Il n’est pas inutile de rappeler que Victor D. Hanson enseigne à la Hoover Institution (université Stanford en Californie), l’un des think tank républicains les plus influents aux Etats-Unis et, qu’en plus de son  site personnel, il publie régulièrement dans la presse de nombreux billets politiques, souvent hostiles à la politique étrangère d’Obama, comme le très conservateur magazine National Review.

Comme l’a écrit Marcel Gauchet, l’auteur du livre Le désenchantement du monde (1985), en réponse à Emmanuel Terray, « on n’échappe pas à la philosophie de l’histoire : on en fait sans le savoir ou en le sachant, c’est tout, et, à mon humble avis, on a tout intérêt à savoir celle qu’on fait » (Le Genre humain, n°23, mai 1991, pp. 129-147). Aussi, Victor D. Hanson, en historien engagé qu’il assume et en philosophe de l’histoire qui s’ignore, devrait s’interroger plus sérieusement sur la « radicale étrangeté du passé » (1) pour échapper aux anachronismes et essentialisations dommageables à la connaissance scientifique.


Mourad Haddak 

(1) Expression tirée du livre Historiographies, tome 1 (p. 18), codirigé par Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt, paru aux éditions Gallimard, collection « Folio » en 2010.




Victor Davis Hanson, Carnage et culture, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, « champs histoire », septembre 2010, 598 pages, 12 € 

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