Harry Potter — A l’école des sciences morales et politiques

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Fini le temps des railleries. Dans son essai intitulé Harry Potter — A l’école des sciences morales et politiques, Jean-Claude Milner montre que le succès de l’œuvre de J.K. Rowling est dû au fait qu’elle renvoie d’un bout à l’autre le lecteur à la réalité qui l’entoure.

 

On peut raisonnablement penser que, nonobstant la photo de Daniel Radcliffe et de sa bande qui orne la couverture, les fans d’Harry Potter ne se précipiteront pas en masse sur un ouvrage qui entend commenter les aventures de leur héros à coups de citations empruntées à Platon et à Locke. Inversement, malgré le sérieux du titre de l’ouvrage en question, Harry Potter — A l’école des sciences morales et politiques, rares sans doute sont les universitaires qui daigneront se pencher sur des analyses qui se présentent comme autant d’hommages rendus à un mythe a priori tout juste bon pour séduire le vulgum pecus, et que le cinéma n’a d’ailleurs pas tardé à annexer.

 

Mais ils ont tort. Si Jean-Claude Milner s’intéresse à Harry Potter, c’est parce qu’il a rencontré chez J.K. Rowling une formule qui est pratiquement la copie conforme de cette phrase du linguiste allemand Friedrich Schlegel à propos de Goethe : « Le langage est le premier instrument immédiat de la magie. » En fait, étudier les aventures d’Harry Potter est pour Milner une manière de prolonger directement les réflexions sur la poésie qu’il avait pu proposer dans l’admirable traité sobrement intitulé Dire le vers, qu’il avait co-écrit avec François Regnault.

 

Harry Potter — A l’école des sciences morales et politiques s’adresse d’abord aux amoureux des mots. A ceux qui savent qu’une simple majuscule peut tout changer. On verra par exemple, à la faveur d’une description du fonctionnement de l’école des sorciers fréquentée par Harry, comment « état de droit » et « État de droit » sont deux expressions qui ne sont pas forcément synonymes. On comprendra aussi pourquoi les public schools anglaises, qui, comme chacun sait, correspondent à nos écoles privées, sont publiques aux yeux des Anglais. Elles sont publiques dans la mesure où elles s’opposent au système du précepteur individuel à domicile et favorisent — même si elles sont payantes — la rencontre entre des enfants issus de classes sociales différentes.

 

Un tel retournement « dialectique » touche à certains caractères profonds de l’âme anglaise et illustre assez bien ce qui la sépare de l’esprit français dès lors qu’on prétend définir un cadre au Pouvoir et examiner les rapports entre individu et démocratie. Dans Harry Potter, la question se pose pour ainsi dire en creux puisque, si une démocratie « ordinaire » vise à garantir un certain nombre de droits à chaque individu, il s’agit plutôt, dans l’univers de J.K. Rowling, d’imposer des limites aux pouvoirs des divers sorciers. En France, la notion même de tolérance doit paradoxalement s’imposer par le filtre de cette instance qui s’appelle l’État. En Angleterre, la tolérance ne saurait s’affirmer qu’en s’appuyant sur… la tolérance. Ce qui, paradoxalement, peut entraîner dans certains cas, si l’on en croit Milner, un certain isolement. Les réserves du Royaume-Uni à l’égard de l’Europe ne signifient pas pour autant qu’il aspire à devenir le cinquante et unième État des États-Unis. Et les Anglais n’ont pas tellement envie de voir leur langue devenir la koinè du monde contemporain, car ils sentent bien que cette victoire serait une victoire à la Pyrrhus : le Globish ne saurait être qu’une forme simplifiée, donc dégradée, de l’anglais.

 

Dégradation d’autant plus sensible que l’anglais est une langue ambiguë, résultat du mélange de racines germaniques et latines. Toute idée, ou presque, peut s’exprimer par deux mots différents. Et il n’est pas interdit de voir dans cette « schizophrénie » la source même de l’humour anglais — aucun concept ne peut être pris totalement au sérieux, puisqu’il doit toujours affronter la concurrence d’un concept voisin. A cet égard, la fantasy de J.K. Rowling se présente un peu comme l’envers de celle de Tolkien. Si elle ne s’écarte pas totalement de la mythologie celtique, elle puise abondamment dans la mythologie gréco-latine et, contrairement à ce que pouvait affirmer un universitaire oxfordien lorsque la série a commencé à avoir du succès, Harry Potter, loin de s’opposer à la culture traditionnelle, en est d’une certaine manière le porte-drapeau. Les sorciers de Miss Rowling parlent latin ; mieux encore, l’une des meilleures alliées de son héros est française.

 

Jean-Claude Milner voit donc dans Harry Potter un conservateur, mais au bon sens du terme. A une époque où, explique-t-il, il est de bon ton de conspuer la culture, au point que même les gens cultivés croient sage de faire semblant de ne pas l’être, le jeune sorcier est le gardien du temple de la civilisation [1]. Pouvons-nous cependant ajouter que ce paradoxe n’est paradoxal qu’aux yeux d’un observateur français ? La mise à l’écart de la culture en France est sans doute due au fait qu’elle a été souvent présentée comme une chose sacrée et inaccessible. Comme le privilège d’une élite. On ne trouve guère de citations empruntées à la littérature classique ou d’expressions latines dans la presse française contemporaine. Mais dans la presse anglaise — nous ne parlons pas, évidemment, des tabloïdes… —, tout cela reste monnaie courante. S’il est assez mal vu, au royaume de Sa Majesté, de chercher à briller en société, il n’est pas interdit de rendre hommage à la mémoire des grands disparus en reproduisant leurs paroles. Mais, bien sûr, il doit y avoir un brin de magie là-derrière.

 

FAL

 

Jean-Claude Milner, Harry Potter — A l’école des sciences morales et politiques, PUF, avril 2014, 15€


[1] Signalons que le premier Harry Potter a fait l’objet d’une traduction intégrale en latin. Malheureusement, l’universitaire qui s’est acquitté de cette tâche a peut-être été victime d’un sort. Élégante et astucieuse, sa prose latine n’en contient pas moins certains contresens fâcheux.   

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