Les pièges de l’identité culturelle

Quel est le point commun entre le GRECE (groupement de recherches et d’études pour la civilisation européenne), incubateur d’idées de l’extrême-droite, l’ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant, éminence grise de Nicolas Sarkozy qui, on s’en souvient, avait défendu devant des étudiants du syndicat Uni « l’inégalité des civilisations » en 2012 ou Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et l’un des chefs de file du courant la « gauche populaire » ? Ils ont tous mis au centre de leur analyse la grille culturelle pour décrire les évolutions contemporaines de la vie sociale et politique française tout en associant cette notion à l’idée d’identité. Ce faisant, ils ont détourné un terme utilisé dans les études anthropologiques de la seconde moitié du XXe siècle pour diffuser ce que Pierre-André Taguieff a nommé un « différentialisme culturel1 », largement répandu dans les médias et la sphère politique. Par commodité, les sociologues et anthropologues, à la suite des travaux d’Edward Burnett Tylor (1832-1917) repris par Claude Lévi-Strauss (1908-2009), considèrent la culture comme un système cohérent, à l’image des langues, constitué d’un ensemble de savoirs, de lois, de croyances, d’arts ou de morale.


Pour comprendre la genèse du détournement d’un terme scientifique à des fins électorales, les deux auteurs, Valéry Rasplus et Régis Meyran, ont longuement étudié l’histoire du concept en Allemagne où est né un premier « relativisme culturel », au XIXe siècle, avec Wilhelm von Humboldt (1767-1835), Heyman Steinthal (1823-1899) puis aux États-Unis avec Franz Boas (1858-1942) et ses disciples et en France plus tard où une mutation s’est opérée avec le « culturalisme ». Le relativisme « consiste à postuler que chaque culture est par nature strictement différente des autres, au point qu’un individu extérieur à une culture donnée n’aurait pas la capacité de la comprendre pleinement » tandis que le culturalisme vise à expliquer tous les comportements humains par l’appartenance culturelle, au détriment de tout autre type d’explication, psychologique, sociale, biologique… ». On devine que la culture joue ici le rôle qu’occupait autrefois le mot « race » aujourd’hui tabou.

 

Le différentialisme culturel : de l’extrême-droite avec le GRECE…


Fondé en 1969 par des membres nostalgiques de l’Algérie française, le GRECE sous l’autorité d’Alain de Benoist a rapidement attiré des intellectuels de toute l’extrême-droite : anciens membres d’Action française (Pierre Gaxotte, Thierry Moulnier), pétainistes (le philosophe Louis Rougier) ou promoteurs d’un racisme biologique (Pierre Vial, héraut de la « race blanche »). Elle trouvera un terreau remarquable pour la diffusion de ses idées à l’université Lyon III. Avec le Club de l’Horloge fondé en 1974, la « Nouvelle droite » va promouvoir l’idée d’une civilisation européenne de « race blanche » partageant l’héritage de la « culture indoeuropéenne », en détournant au passage les travaux du célèbre linguiste George Dumézil. C’est le journaliste et essayiste Alain de Benoist qui va opérer le glissement entre race et culture au cœur de l’identité nationale. Poussant le relativisme à l’extrême, il affirme que si toutes les cultures (de fait fantasmées, mythifiées, pensées stables depuis des centaines d’années) se valent, elles ne sont cependant aucunement compatibles entre elles. Pour garder leur pureté, chaque culture doit être séparée des autres. Pour Sylvain Crépon, « la notion d’identité nationale est traduite en termes d’appartenance culturelle² ». Le différentialisme culturel de la Nouvelle droite va irriguer en profondeur le Front national puis pénétrer les médias français dans les années 1990 surfant sur la peur de l’islam et l’influence des idées néoconservatrices nord-américaines (Samuel Huntington en particulier).


« En France, le culturalisme islamophobe n’est certes pas nouveau. Selon Bernard Hours et Saïd Tamba3, l’orientalisme du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle avait érigé en principe que les peuples exotiques étaient complètement déterminés par leur conscience religieuse, au point d’omettre souvent toute autre dimension politique, sociale, économique […] La différence culturelle serait résumée dans l’usage récurent du terme de « communauté », lequel renvoie à l’idée largement fantasmatique d’un groupe socialement homogène et situé hors de l’histoire ».

 


…à la gauche populaire avec Laurent Bouvet.


Certains à gauche ont théorisé l’idée d’une « insécurité culturelle » (in Laurent Bouvet, François Kalfon et al., Plaidoyer pour une gauche populaire, édition Le Bord de l’eau, 2011) pour expliquer le succès du Front national auprès des classes populaires. Les insécurités économiques et sociales, dans le contexte de la mondialisation et de la désindustrialisation, ne suffiraient pas selon eux à rendre compte de l’essor du vote de l’extrême-droite. Pour le géographe Christophe Guilluy, c’est la périphérie des grandes villes menacées de précarisation ou d’abandon des services publics qui montrerait la plus grande hostilité à la figure de l’étranger.


« Face à ce phénomène déclaré « socio-ethnique », le citoyen « autochtone » (le « nous de France », le «  Blanc » ou « petit Blanc ») se trouverait dans une position de demande de protection, non seulement sociale mais également en termes de valeurs et de repères culturels. À l’inverse du « bobo » urbain défendant le multiculturalisme, le citoyen « autochtone » s’estimant minoritaire dans son propre pays, comme dans sa zone d’habitation (rural, périurbain, banlieue, pavillonnaire), aurait traduit ce sentiment comme un choc culturel face à l’étrangeté de « l’autre », aux valeurs, aux mœurs et aux modes de vie réellement ou présumés différents qui viendraient perturber le « référent culturel » d’accueil ».


D’après le sociologue Alain Mergier, Marine Le Pen évite soigneusement de passer par « un discours explicitement raciste qui serait inacceptable pour beaucoup de ses nouveaux sympathisants. Au fond, elle offre une solution non raciste à une attitude qui, au final, suit une logique xénophobe4 ».


Issue en partie de la Fondation Jean-Jaurès, un des principaux think tanks du parti socialiste, la gauche populaire avait pour objectif de reconquérir le « peuple » (de nouveau mythifié) et certains n’hésitèrent pas à reprendre des formulations qu’on croyait réservées à l’extrême-droite : ainsi, François Kalfon, secrétaire national au Parti socialiste, exprimait sa fierté de « lutter contre le dénigrement systématique d’une élite de gauche vis-à-vis du Français moyen, petit Blanc hétérosexuel, qui vit avec sa famille classique dans un pavillon avec voiture et télévision5 ». Reprenant l’expression « insécurité culturelle » développée par Christophe Guilluy, Laurent Bouvet expliquait le 26 avril 2012 dans le magazine en ligne Marianne2 que « c’est le fait pour des gens de se sentir menacés de manière diffuse. Ce sont des gens qui sont dans un contexte où ils ne croisent pas forcément des étrangers ou des supposés étrangers tous les jours. Ce peut être des représentations à la télévision. Ces citoyens ne craignent pas seulement la délocalisation, le fait de perdre leur emploi, leur pouvoir d’achat, etc. Ils voient aussi une dégradation, de leur statut, de leur mode de vie général et ils l’attribuent aux autres. En ce sens, c’est une insécurité qui est liée à l’insécurité économique et sociale. Le populisme est dirigé contre les élites - c'est la dimension verticale - mais aussi contre les « autres » - c'est la dimension horizontale ». Mais l’hypothèse de Laurent Bouvet repose sur un grand flou conceptuel6. Sur quoi repose-t-elle ? Sur une réalité ? Sur quelles données statistiques s’appuie-t-elle alors ? Sur un sentiment ? Mais l’écart entre un ressenti et les faits peut être grand. Dans un billet paru en juin 2012 dans le magazine causeur, le politologue écrivait qu’il importait peu au fond qu’elle soit « ressentie ou réelle ». Si cette lecture simpliste des enjeux de société sied bien à la journaliste Elisabeth Lévy, parce que réactionnaire, peut-elle être celle du chercheur en sciences politiques ? La peur de l’immigration est-elle justifiée ? Est-elle par ailleurs une « variable culturelle » dans un pays qui s’est en partie construit historiquement sur les flux migratoires de travail depuis le milieu du XIXe siècle ? Dans ce cas, il faudrait parvenir à dégager une « majorité » caractérisée par une identité culturelle commune et faire de même du côté des « minorités ». Tout ceci a-t-il un sens ? Ce serait essentialiser des groupes de population en les figeant dans des identités supposées et totalisantes. Ce serait nier les constructions identitaires qui sont par nature multiformes et mouvantes. Quoi de commun entre un musulman né en France dont les parents sont originaires de Tunisie et un musulman arrivé depuis peu de Mauritanie ? Quoi de commun entre un musulman pratiquant et un musulman athée ? Se définissent-ils d'ailleurs en tant que musulmans ? Récemment, l’essayiste Éric Zemmour, dans un entretien paru dans un journal italien, le Corriere Della Sera, a insisté sur le danger que faisait courir le « peuple musulman » au cœur du « peuple français ». On a beaucoup glosé sur le fait de savoir s’il avait prononcé ou souhaité la « déportation » de 5 millions de musulmans mais peu de personnes ont retenu l’incongruité de séparer des Français (les musulmans sont pour la plupart français quoi qu’en pense l’ancien polémiste d’Itélé) en fonction de leur appartenance religieuse (supposée et fantasmée). On croirait voir recommencer la Bataille de Poitiers. Même sous les Mérovingiens, la société était éminemment plus complexe que le monde binaire, mythique et violent proposé par Éric Zemmour. Il faut le répéter : la crainte de l’islam ou de l’immigration ne sont pas des variables culturelles. C’est une pathologie qui trouve ses racines dans les difficultés économiques et sociales favorables à toutes les manipulations politiques. L’antisémitisme en France entre l’Affaire Dreyfus et les années 1930 était basé sur des peurs irrationnelles et des mensonges savamment orchestrés. Fallait-il à son propos respecter cette « opinion » et ne pas la dénoncer ? La Gauche populaire ne prend-elle pas le risque de diffuser à gauche les germes d’un différentialisme culturel au moment où la Droite populaire, en 2011-2012, basculait l’UMP vers la droite radicale ?


Pour répondre à ces questions et à d’autres, on ne saurait que conseiller la lecture de cette enquête indispensable au débat public, rigoureuse bien qu’exigeante (dans sa première partie scientifique), en espérant qu’elle serve les responsables politiques et les médias à ne pas tomber dans les travers de l’identité culturelle.

 

Mourad Haddak

 

Régis Meyran et Valéry Rasplus, Les pièges de l’identité culturelle, Berg international, février 2014, 128 pages, 16 €.


- Régis Meyran est anthropologue et historien de l’anthropologie, chercheur associé au LIRCES, à l’université Nice Sophia Antipolis. Il a publié Le Mythe de l’identité nationale (Berg, 2009).


- Valéry Rasplus est sociologue, membre du comité de rédaction de la revue d’épistémologie Matière première. Il a récemment dirigé Sciences et pseudo-sciences : regards des sciences humaines et sociales (éditions Matériologiques), 2014

 

Notes :


1. Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, 1987.


2. Sylvain Crépon, « l’extrême-droite sur le terrain des anthropologues. Une inquiétante familiarité », Socio-anthropologie, n° 10, 2001.


3. Bernard Hours et Saïd Tamba, « Islam et culturalisme », L’Homme et la société, n°95-96, 1990.


4. Alain Mergier, « Le vote FN n’est plus un vote sanction », Le Monde, 22 avril 2012.


5. Hélène Bekmezian, Bastien Bonnefous, « La bataille de la Gauche populaire pour éviter un « 21 avril bis », Le Monde, 13 novembre 2012.


6. Laurent Bouvet publiera prochainement aux éditions Fayard, L’insécurité culturelle (janvier 2015).

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2 commentaires

Cet opus semblerait plus compliqué que le dernier Houellebecq ?

Je veux dire d un autre calibre !

En effet. Plus finaud si c'est ce que vous voulez dire.