Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome car au-delà du réel rien n’est possible !

Pouvons-nous, simples mortels, stopper la voix du sang qui monte irrémédiablement vers Dieu depuis la terre nourricière invariablement meurtrie, « dans la jubilation des os brisés, car nul homme n’est en réalité le gardien de son frère », et demeurera toujours, quoi qu’il arrive, après le plus infâme des cataclysmes, un silence lourd de significations mais reposant malgré tout, ouvrant à la mélancolie les affres de nos âmes désormais damnées à jamais ? Oui, cette sempiternelle question s’invite à chaque évocation d’une guerre commentée dans un coin de la planète, qui nous renvoie notre image veule et méprisante de cette condition humaine vouée à tout annihiler, systématiquement, comme si l’adage chrétien devait s’avérer juste : ce que l’homme fait, l’homme le détruit.

 

Pour conjurer le sort, Jérôme Ferrari place ses personnages dans le contrepied de leurs espérances, si grandes fussent-elles, pour leur offrir le postulat de l’instinct, de l’émotion première dictant sa loi et niant les conventions. Vivre, soit, mais alors en accomplissant ses rêves à n’importe quel prix ! Deux familles corses issues du même petit village de montagne subiront les soubresauts de l’Histoire comme les assauts du quotidien qui fabriquent, à partir des petites histoires, la grande, celle narrée ici d’une écriture riche, lente, aérée et musicale, pour mieux nous épingler, papillons littéraires, sur ces pages ivoires qui glacent le sang et dérident les zygomatiques quand elles n’entrent pas, tout simplement, au panthéon des Lettres tant la maîtrise du sujet est stupéfiante !

 

Ainsi donc malgré les mariages interdits et les bébés placés en nourrisse, les guerres mondiales et la décolonisation, l’amour et l’amitié tisseront une aventure humaine qui se cristallisera au cœur d’un bar tenu par deux amis d’enfance que rien ne peut séparer : Matthieu et Libero, brillants étudiants revenus des bancs du savoir pour mieux demeurer dans le berceau de leurs racines corses, quoiqu’il arrive, quoi qu’on en pense et advienne que pourra… Au diable les cours magistraux car il semblait bien à Matthieu qu’il y "côtoyait des fantômes avec lesquels il ne partageait aucune expérience commune et qu’il jugeait de surcroît d’une arrogance insupportable, comme si le fait d’étudier la philosophie leur conférait le privilège de comprendre l’essence d’un monde dans lequel le commun des mortels se contentait bêtement de vivre."

 

Sauf que cette vie qui paraît si simple, cette chienne ingrate qui mord si souvent la main qui la nourrit, aura tôt fait de leur rappeler les incontournables, et malgré leur bonne volonté le destin frappera comme la foudre, au hasard, sur les plus faibles, et l’apocalypse s’invitera trop tard pour que Matthieu reconnaisse sa défaite et donne son assentiment pour rejoindre Judith à Paris, "un assentiment douloureux, total et désespéré, à la stupidité du monde", pour mieux la bannir et s’en extraire à temps…

 

Malgré les clients parfois à la limite du supportable, les serveuses qui se trémoussent et les affres du doute, l’habitude s’installera et chacun semblera y trouver chaussure à son pied. Il faut dire que certaines s’y investissent plus que d’autres comme si c’est une fois encore, une fois de plus à la femme de devoir affirmer ne jouer aucune comédie, ne s’abaisser pas plus "au reniement qu’à la parodie parce que les ressources infinies de l’amour qu’elle porte en elle l’en préservent à jamais." Éternelle image d’Epinal que les hommes s’évertueront à brouiller, bafouer, salir comme s’il "n’y avait pas d’âme mais seulement des fluides régis par la loi d’une mécanique complexe, féconde, insensée" venue briser l’ordre immuable des choses descendues des limbes et vouées à y retourner.

 

Roman d’une grande compassion mais tout aussi impitoyable de lucidité révélée sur cette entreprise humaine qui résume notre amnésie et sa tragique cruauté déferlant sur tout homme doté d’un minimum de conscience. Sans pour autant en donner les clés, la problématique est magistralement posée avec des accents mythiques laissant supposer qu’entre les lignes demeure un embryon de réponse…


François Xavier

 

Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, "Domaine français", août 2012, 208 pages, 19,00 €

12 commentaires

je le verrai bien gagner le Goncourt

je ne vois pas ce qu'il aurait à gagner d'un prix attribué par une académie si peu recommandable !

PCL

(Mal)heureusement, force est de constater, Loïc, que gagner des prix (aussi étonnant que soient leurs critères d'attribution) est une chose utile pour un livre : il y gagne en visibilité, en exposition médiatique, en argument de vente, etc.

Certes, il est possible de critiquer certains prix. Mais pourquoi, justement, ne pas souhaiter - à l'instar de Charleen - qu'un bon livre remporte une bonne palme et redresse le niveau de ces concours parfois (souvent ?) décriés ?
"L'espoir fait vivre", certes, mais il ne faut pas toujours rester pessimistes !

Je ne méconnais pas la puissance "commerciale" d'un prix, le Goncourt parmi les premiers, mais je regrette toujours qu'on s'attache avec autant de joie à être récompensé par des gens qui ne lisent pas les livres. Jérôme Ferrari n'a pas besoin d'eux ! Certes, il aurait quelques livres achetés en plus, pour Noël ou la fête des pères, mais pas de lecteur en plus. 

PCL

Qui sait : offrir un livre ne fait pas toujours un lecteur, mais de temps à autre, cela fonctionne...
D'expérience, j'ai mis, ado, 5 ans à lire Les Racines du ciel offert par mon oncle... On ne lit pas toujours dans l'instant, mais le livre traine et, un jour, hop, le livre acheté juste pour Noël, un anniversaire ou autre transforme un homme en lecteur !

que le saint patron de la littérature vous entende, et soit plus fort que celui du marketing ...

C'est amusant de constater que... j'avais raison : Jérôme Ferrari remporte le prix Goncourt 2012, il est 12h58 heure de Paris, voilà, c'est dit...

La critique interpelle en tout cas, et rend curieux. Il faudra que je le glisse dans la liste de mes cadeaux au père Noël :-).

voilà enfin la preuve. ici. ce livre monument. le preuve que la littérature française s'est s'ouvrir. sur le monde. sur l'universel. sortir des romans égocentriques. que des auteurs - tout le moins un - peuvent parler du monde. des hommes. de leur vie. espoir(s). au-delà du roman franco-français. livre splendide. merci à celui qui l'a écrit. et pour une fois, merci à l'académie Goncourt de son travail. je pense que c'est l'un des tout meilleurs livres de la rentrée voire de l'année...  

En tout cas le renard sait ouvert, pardon, s'est s'ouvert... Le preuve !