"De la lumière à l’oubli", Michel Drucker, être et avoir été

Être et avoir été

Avec derrière lui cinquante ans de carrière, Michel Drucker publie un livre qui mériterait de s’intituler « l’Anti-Rocky ». De la lumière à l’oubli entend en effet se pencher sur les gloires déchues et qui le restent. Mais la longévité même de l’auteur le place en porte-à-faux face à son sujet.

A soixante-dix ans passés, Michel Drucker ne saurait prétendre conserver son titre de « gendre idéal », mais le jeune homme bien élevé ne s’est pas pour autant transformé en vieillard indigne. S’il arrive en effet à l’animateur de Vivement dimanche de s’encanailler en écoutant les plaisanteries de ses acolytes, l’écrivain Michel Drucker, aidé par son ghost officiellement reconnu comme tel Jean-François Kervéan, entend poursuivre d’ouvrage en ouvrage une véritable réflexion sur la télévision et le spectacle, et le dernier en date, intitulé De la lumière à l’oubli, s’attaque à un sujet qui aurait séduit maint philosophe stoïcien — ce mystère qui fait que la roue de la Fortune tourne on ne sait trop pourquoi, que tel chanteur adulé des foules ne suscite plus, du jour au lendemain, qu’indifférence. Pour un Johnny qui tient la distance, combien de Richard Anthony ou de Ronnie Bird tombés dans les oubliettes des châteaux dont ils semblaient devoir être à jamais les maîtres !

Un tel sujet de dissertation soulève au moins deux questions. La première, que l’on vient d’esquisser, est celle de l’arbitraire qui écarte brutalement tel artiste de la lumière pour le plonger dans l’obscurité la plus totale. La seconde est encore plus complexe : comme le prouve de temps à autre l’émission Vivement dimanche, ou comme l’ont montré les récentes tournées Age tendre et tête de bois, les ringards ne sont pas toujours totalement ringards. Oui, Drucker arrive encore à faire le plein avec un Frédéric François ! Au-delà de la salle, remplie en majorité, c’est une affaire entendue, de ménagères de plus de cinquante ans, il y a le chiffre impressionnant des téléspectateurs. Drucker serait-il proustien sans le savoir ? La madeleine aurait-elle encore plus de goût quand on la retrempe, trente ans après, dans une tasse de thé ?

Malheureusement, ce beau sujet n’est jamais traité. Ou, plus exactement, il n’est traité que dans le premier chapitre, considérations sur les causes de la grandeur de Léon Zitrone (qui fut le mentor de Drucker) et de sa décadence. Dieu du stade télévisuel, plus applaudi sur la route du Tour que les cyclistes dont il commentait les exploits, Zitrone eut la faiblesse de « suivre le mouvement », en mai 68, et de se mettre en grève comme la plupart de ses camarades. On — c’est-à-dire le Général — ne le lui pardonna jamais. Quand la grâce présidentielle arriva, elle fut infinitésimale et insultante. Le ci-devant Léon eut le droit de commenter le tiercé, sa présence à l’écran étant le plus souvent limitée à sa seule voix. Pour boucler ses fins de mois, il dut souvent se résoudre à faire des ménages, autrement dit à animer des « Intervillages » — et non des Intervilles —, qui n’étaient évidemment pas diffusés sur le petit écran.

Cette exposition quasi-balzacienne était de bon augure. Mais dans les trois cent cinquante pages qui lui succèdent, au demeurant fort agréables à lire, on ne trouvera guère que des anecdotes comme on en a lu ici et là et même ailleurs. Untel veut être filmé uniquement sous son profil gauche, et s’estimerait trahi si la caméra venait à révèler son profil droit… Ah ? Druckervéan se borne à constater la déchéance de Machin ou de Truc, sans jamais rien expliquer. On trouvera en tout et pour tout trois coups de griffe, d’ailleurs dissimulés sous une patte de velours. On croit deviner, au détour d’une phrase, que le Commandant Cousteau avait la main encore plus baladeuse que son sous-marin ; on découvre — quel scoop ! — qu’Yves Montand était un homme de gauche qui aimait l’argent ; et l’on croise une remarque sur les talents vocaux limités de la chanteuse Stone (feu son ex Éric Charden lui aurait même crié « Dégage ! » devant le public d’une des tournées Age tendre, tant il était mécontent de sa prestation).

Pourquoi si peu de vraie matière en tant de pages ? L’exquise courtoisie de Drucker et son refus de porter des jugements tranchés n’expliquent pas tout. C’est peut-être le sujet choisi qui est impossible à traiter, dans la mesure où les intéressés eux-mêmes refusent presque toujours de se demander franchement comment ils ont pu tomber si bas. Face à l’exception Charles Bronson, qui avait résolu définitivement la question en déclarant un jour : « Nobody stays on top forever. Nobody. », la majorité des « évanescents » vous expliqueront qu’ils ont pris du recul, qu’ils ont fait une pause, sans se rendre compte, ou en tout cas reconnaître, que cette prétendue parenthèse ne s’est jamais refermée.

Et puis, il y a le cas de Drucker lui-même. La manière dont il esquive le sujet pourrait bien être le reflet d’une angoisse sourde, et d’ailleurs un peu absurde, sur sa propre carrière. Il y a vingt-cinq ans, il répétait à qui voulait l’entendre dans ses interviews que le sportif qu’il était ne voulait pas faire le combat de trop et que, s’il continuait à travailler pour la télévision, il le ferait en tant que producteur et non plus en tant que présentateur. Mais vingt-cinq ans plus tard, il présente toujours. Quousque tandem ? Là est peut-être la question, mais il est surhumain de renoncer à son trône quand on l’a occupé si longtemps. Et tant que Philippe Bouvard, le grand ancêtre, n’aura pas pris sa retraite, il est un peu vain de se demander quand Drucker prendra la sienne.

FAL

Michel Drucker & Jean-François Kervéan, De la lumière à l’oubliRobert Laffont, octobre 2013, 21,50€
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