Entretien avec Denis Parent à l'occasion de la publication de son roman "Grand chasseur blanc"

Moi résident…

 

Grand chasseur blanc, le troisième roman de Denis Parent, se situe à Bali. Mais le lieu a-t-il jamais garanti la formule ?

 

Il fut un temps où les écrivains parlaient de leur œuvre. Mais arriva il y a environ un demi-siècle un saint Bernard de l’édition qui fit Pivoter les choses et ajouta une figure imposée à toutes les figures libres qui constituaient l’essence de la littérature. Désormais les auteurs ne parlaient plus de leurs livres, ils les présentaient. En bon français, ils devaient fournir un pitch. Le Léviathan Internet est venu depuis entériner définitivement cette obligation.

 

Le pitch n’est pas nécessairement un exercice malhonnête et ne se résume pas forcément à un slogan de cinq ou six mots. Il n’exclut pas une sincérité totale de la part de celui qui le propose, mais c’est sans doute précisément là que le bât blesse. Plus l’auteur est sincère, plus il essaiera de traduire son point de vue, alors que nous savons bien, depuis Proust, que toute œuvre a un second auteur, aussi important que le premier — le lecteur. 

 

Il faut donc écouter et croire Denis Parent lorsqu’il présente son roman, Grand chasseur blanc, comme une espèce de variation nostagico-ironique, un brin dérisoire, sur les rêves soixante-huitards et les fantasmes post-soixante-huitards, mais, ce faisant, il risque de se priver d’une partie de son lectorat potentiel. Il n’est pas nécessaire d’avoir été étudiant à la Sorbonne à la fin des sixties et d’avoir vu voler les pavés boulevard Saint-Michel pour s’intéresser aux tourments existentiels de son Didier Neveu, écrivain en cavale (on ne sait trop pourquoi) et en mal d’inspiration qui voudrait tout régler en transportant ses pénates à Bali comme certains avaient cru trouver le bonheur sur les chemins de Katmandou.

 

Mais il nous semble, à nous lecteur, que le pitch de ces quatre cents pages à la fois bien tassées et très fluides est à trouver dans une formule célèbre d’une lettre de Sénèque sur l’inanité du voyage : Tecum fugis. « Tu restes avec toi quand tu t’enfuis. » Et, pour le cas où ces deux mots ne seraient pas suffisamment clairs, Sénèque ajoute un peu plus loin : « Changer d’air ? C’est d’un changement d’âme que tu as besoin. »

 

Changer d’âme ? Facile à dire… Mais comment faire ? Malgré toutes ses tentatives, le héros est si lamentablement renvoyé à lui-même qu’il finit par prendre le chemin du retour. Histoire d’un voyage inutile.

 

Et pourtant, non, il n’est pas inutile, ce voyage, pour la simple raison qu’il a donné lieu précisément à une histoire. La scène la plus drôle, la plus discutable et peut-être aussi la plus émouvante du roman est sans doute celle où le héros doit renoncer à sa furia sexualis lorsqu’il découvre que sa partenaire s’est purement et simplement endormie malgré la vigueur de ses assauts. Post coitum animal triste. Et encore plus triste quand le coitus n’a même pas eu lieu. Cependant, le post coitum se double ici d’un post scriptum qui vient tout changer. Sans trop savoir pourquoi, le mâle déchu se met à écrire sur son ordinateur et trouve là l’orgasme dont il a été floué.

 

Changer d’âme ? Non. Mais, avec toutes les mises en abyme qu’on voudra, le héros devient ce qu’il devait être, ce qu’il est à travers l’acte d’écrire. Proust, bien sûr, nous avait déjà fait le coup avec son narrateur qui décide de devenir écrivain au terme des trois mille pages qu’il a déjà écrites. Mais il n’y a là aucune ironie, aucun paradoxe, aucun truc. Juste une nécessité. Bergson n’a-t-il pas démontré définitivement qu’une chose ne devient possible que quand elle a déjà eu lieu ?

 

Évidemment, il pourrait y avoir du nombrilisme dans ce graal, et il y en a. Mais il se dissipe étonnamment dans les cent dernières pages où, tout en ne dissimulant aucune de ses cartes, Denis Parent parvient à faire du lecteur son complice et à le persuader que le rêve qu’il (d)écrit est mille fois plus charnel, mille fois plus réel que la réalité. Il y a dans ce Grand chasseur blanc un grain de magie noire.

 

Pourquoi sur votre livre ce bandeau très coloré, qui tranche avec la blancheur immaculée et monacale de la couverture, qui faisait si bien écho au titre Grand chasseur blanc ?

 

Les gens de chez Laffont voulaient un bandeau. Ils m’ont demandé si j’avais quelque chose à leur proposer. Ma compagne avait travaillé sur un projet avec ce visuel. Je le leur ai présenté. Il leur a plu. J’imagine qu’ils voulaient de l’exotisme. Moi, j’aimais l’idée que cette femme que j’aimais soit présente sur la couverture.

 

Nous parlions de blancheur monacale parce que, quelles que soient vos convictions théologiques, le religieux semble exercer sur vous une certaine fascination…

 

Je suis assez fasciné par le sacré, par la croyance. Éduqué catho : la totale, avec les rituels et autres sacrements. La question métaphysique, c’est vrai, me taraude malgré un scepticisme de fond. C’est le combat entre l’homme et le doute. La question reste sans réponse, et elle le restera ; c’est ce qui est perturbant pour le curieux. Et puis la création, quelle qu’elle soit, relève parfois de la précognition et du miracle. Avec cette sensation étrange quand vient la grâce qu’on anticipe sur soi-même, qu’un septième sens entrebâille les portes d’un langage qu’on croit pouvoir maitriser. Et puis on revient à soi. Le moment merveilleux est passé. Le talent, pour peu qu’on cherche à le faire luire (ou reluire…), consiste peut-être à faire durer un peu cet état de transe, d’entre soi, où ça parle. Je ne sais pas en quoi je crois, mais je me rends compte que j’aime bien croire. C’est plus fort que moi. L’âge, peut-être.

 

Quelle est la part d’autobiographie dans ce roman ? Avez-vous vécu dans les lieux que vous décrivez ? Les précisions que vous donnez sont telles qu’il est difficile d’imaginer qu’elles puissent toutes émaner de la seule consultation du Guide du routard.

 

J’ai fait quatre ou cinq voyages à Bali ces dernières années, quand j’écrivais le livre. J’y accompagnais ma compagne qui y faisait du business. Donc, oui, je connais bien l’île, ses gens, ses dieux — paradis et enfer. C’était une autre île dans laquelle je mettais des bouts de la Corse où j’habite et des réminiscences de ma vie. Mon Didier Neveu et moi nous ressemblons comme deux gouttes de bière. Mais les autres personnages empruntent chacun, comme toujours, à différentes personnes que j’ai connues. Ce sont des créatures de Frankenstein, des chimères. A propos de mère, au fait, les parents du livre n’ont rien à voir avec les miens.

 

Ne peut-on pas ajouter à Frankenstein la référence Dr. Jekyll et Mr. Hyde. La nouvelle identité du narrateur est-elle autre chose qu’une métaphore de la position du romancier qui trouve, à travers ses différents personnages, le moyen d’être un autre ?

 

Le narrateur est perdu entre son identité réelle, son identité fausse, et celle, numérique, qu’il s’invente (sa part féminine). Grand chasseur blanc est aussi un livre sur les mensonges qu’on s’inflige, aussi nombreux que ceux qu’on inflige aux autres. Jekyll et Hyde sont là et d’autres aussi ; je ne sais pas qui gagne. Le type rentre finalement chez lui pour affronter un destin qui ne sera pas forcément radieux. Il affronte sa peur. C’est un retour de fuite. En tant que romancier, je fantasme sur des hypothèses de moi-même : « Et si… ? » Je ne suis jamais parvenu quand j’écris à la première personne (dans deux livres sur trois) à échapper à moi-même. Et mon Hyde à moi était plutôt dans le précédent livre, Un Chien qui hurle. Mais ce n’était pas moi non plus. Pas vraiment.

 

J’ai commencé à écrire dans l’euphorie, mais avec le temps j’ai perdu de ma superbe. L’acte d’écrire m’a entraîné vers de redoutables introspections. Au début, j’étais excité par le fait que j’en sois capable — j’étais encore un journaliste à qui on prêtait un style. Mais je n’ai trouvé quelque chose (un véritable style ?) qu’en tombant dans le trou au milieu de moi. Parfois, c’est pénible. Mais c’est devenu une addiction avec du plaisir, des tourments, et avec cette sensation très perturbante que je suis mieux dans mes livres que dans ma vie. Écrire m’équilibre et me déséquilibre à la fois. Il m’arrive de regretter Studio ou Cinévision, car je n’étais pas livré à moi-même (et j’avais de l’argent...). Écrire me fiche la trouille, mais je ne peux plus m’en empêcher.

 

Dans la vidéo qui vous sert de déclaration d’intention sur le site Robert Laffont, vous soulignez le fait que vous voulez évoquer, avec une ironie douce, toute la période du mirage soixante-huitard et post-soixante-huitard. Mais ce mirage a-t-il été aussi collectif qu’on veut bien le dire ?

 

C’était effectivement un positionnement plus marketing que littéraire. Je reprends cet argumentaire malgré moi maintenant, parce que je vois bien que les journaleux aiment bien tuer les pères, ces vieux cons qui furent jeunes avec des cheveux longs et des idées courtes. En fait, ces sixties/seventies, comme on dit, je les ai aimées parce que j’y étais jeune et nubile. Le rock, les copains, la Sorbonne, la sensation d’une liberté nouvelle… tout cela, c’est pour l’essentiel de la nostalgie… et de la légende. Et c’est ce qui me paraît risible. Moi, j’aimais les bandes. J’aurais bien aimé être du Parnasse, du surréalisme ou appartenir à une bande de potes qui flambaient leurs vingt ans ensemble. Et puis s’engueulaient. J’ai vécu en fait cela plus tard, avec la bande à Esposito [rédacteur en chef de Première, puis de Studio]. Ce n’était pas un projet artistique, mais une dynamique de groupe, au-delà de la rigueur de l’entreprise. On bossait, mais on se marrait. 68 est devenu à peu près aussi exaltant que la Commune. La seule chose dans ce livre qui relève de ces mythologies, c’est l’usage « récréatif », comme on dit, de la drogue. Notre génération a été marquée par cela. En Asie, c’est un crime majeur. Chez nous, la tolérance, même sur les drogues dures, reste une sorte de posture arty. Et puis il y a cet ironique basculement de l’ex-Tiers Monde qui vient nous damer le pion avec un libéralisme pur et dur, alors que beaucoup d’altermondialistes (on ne les appelait pas ainsi alors) le rejoignaient dans l’espoir d’y trouver une sagesse millénaire... Quand on voit les Beatles et leur gourou, quand on repense à Krishna, on ricane. Mon héros ricane. Y a-t-il jamais cru, d’ailleurs ? Il suivait le mouvement : c’était cool d’être ensemble.

 

Vous parsemez tous vos livres d’aphorismes, qui sont loin d’être aussi médiocres que le prétend (par coquetterie ?) votre narrateur. N’avez-vous pas songé à publier un vrai recueil de maximes et pensées ?

 

J’ai repris ces aphorismes, censés alimenter un livre de « chiottes », d’une série que j’avais publiée sur Facebook. Souvent c’est du détournement. Parfois il s’y trouve, comme dans l’écriture automatique, des moments de poésie bizarre. Je trouvais que ça avait de l’allure et que ça résumait bien mon personnage, qui rit de ce qu’il écrit, mais qui se prend malgré tout au sérieux. Que voulez-vous ? c’est quand même un écrivain ! J’ai aussi une nostalgie littéraire de ces têtes de chapitres chez Dumas, ou dans le roman picaresque, qui résumaient l’esprit de ce qui allait suivre: « Où notre héros s’aperçoit qu’il n’en était pas un... » Écrire un recueil de pensées et d’aphorismes ? Je ne sais pas si c’est ma manière. Je pratique la technique du cocktail : j’écris au shaker. Des personnages et leurs ombres, une chronique avec un peu d’action, du monologue intérieur, de la digression, etc. J’aime bien mettre des extraits de textes de chansons ou une citation d’un poète, créer de l’aparté. J’essaie d’éviter que ce soit pédant. C’est comme dans le cocktail : une pointe de citron vert peut relever l’ensemble.

 

Inversement, la manière dont vous décrivez par le menu certaines situations qui, a priori, ne mériteraient qu’une demi-ligne n’est pas sans rappeler certains gags de films américains, dans lesquels le jeu consiste à presser le citron jusqu’au bout. Laurel et Hardy ? Jerry Lewis ?

 

Ces références sont les miennes. J’aime le gag. La grimace. La peau de banane. Le slow burn. On me dit que mes livres sont écrits par un scénariste parce qu’ils ont des images. C’est un argument absurde. Si on ne produit pas d’images dans un livre, on n’est qu’un philosophe. Les scénaristes ont lu — c’est même parfois ce qui leur a permis de devenir de grands scénaristes. Parce que Molière, Beaumarchais, Racine (moins drôle quand même) ou Guitry pour les théâtreux et Flaubert, Dumas (j’insiste), Zola ou Poe produisent des images. Et parmi les images il y a toujours cet instant où tout dérape. A la fois gag et drame (la peau de banane). J’aime bien décomposer cet « accident » au ralenti ; j’aime cet hyperréalisme, ces mouvements d’engrenage. On sait que nos amis burlesques étaient des maniaques du détail, du rythme, de la chorégraphie, de l’enchaînement. A l’écrit, pour moi, c’est pareil.

 

Il y a beaucoup de misogynie dans vos aphorismes, et dans l’ensemble du récit. Mais est-ce misogynie ou, plus largement, misanthropie ?

 

Misogynie ? Oui, dépit amoureux. Trop aimé, mal aimé. La sensation que l’amour finit par se décevoir lui-même. Misanthropie sûrement. Mais le misanthrope croit se soigner des autres alors qu’il devrait se soigner lui-même. J’aime la compagnie des autres, mais elle m’ennuie aussi beaucoup. Je n’ai pas trouvé assez d’autres capables de me fasciner ou de m’éblouir. Voire, simplement, de m’amuser. Je suis prétentieux. En fait, je suis un vieux réac : j’ai toujours rêvé de fonder une famille, de faire des enfants, d’avoir des petits-enfants et de mourir dans mon lit avec la même femme à mon chevet et ma ribambelle de descendants autour. La réalité n’a pas été tout à fait conforme à ce rêve. Ce doit être moi.

 

Un lapsus calami vous fait à un moment donné parler d’un mari adultérin alors qu’il n’est qu’adultère. Mais, de fait, une récente étude américaine vient d’établir que l’infidélité serait en grande partie génétique.

 

On a besoin d’être ici, mais on rêve d’un ailleurs. On veut une belle vie, mais on en invente d’autres. Ce doit être quantique plutôt que génétique. La particule est là et elle n’est pas là. Et c’est l’observation qui lui donne la réalité. Le secret du bonheur si l’on en croit les gazettes, c’est de se conformer à des rites matrimoniaux immuables. Parfois, ça marche. Mais il ne faut pas se laisser dominer par son imagination. Certains sont-ils génétiquement polygames ? Va falloir changer la carte du Tendre…

 

Vous fûtes vous-même critique dans votre jeunesse… comme le héros du film que vous avez réalisé,  Rien que du bonheur. Et vous vous trouvez aujourd’hui de l’autre côté de la barrière.

 

Toujours l’histoire du mal nécessaire. Quand on crée, on a parfois l’impression qu’on est soumis à un devoir de réserve. Le critique déteste qu’on lui réponde. Si on répond, on s’enfonce. On enfreint la loi du silence. Je ne sais pas trop quoi dire. Je suis comme tout le monde : j’aime qu’on aime mon travail, je suis affecté quand on ne l’aime pas. Sur ce livre, à quelques réserves près, c’est plutôt positif. En même temps, je n’ai lu aucune critique qui m’ait appris grand-chose. Le talent critique se fait rare ; on est dans l’expéditif et dans le cliché. J’aime quand on commente vraiment, quand on soulève des lièvres. Mais faire parler un li(è)vre ou un film n’est pas donné à tout le monde, surtout sur un feuillet. Le principal défaut de la critique aujourd’hui me semble être l’inculture. Et l’arrogance. En tout cas sur Internet, où règnent l’esprit de lynchage, l’instantanéité, le sarcasme et le dénigrement. Royaume des moutons de Panurge.

 

Propos recueillis par FAL

 

 

Denis Parent, Grand chasseur blanc, Robert Laffont, janvier 2014, 456 pages, 21 euros

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