Tacite, Œuvres complètes

History telling


Publication dans la collection « Bouquins » des œuvres complètes de Tacite. Son portrait de la décadence romaine n’empêche pas, au moins dans ses premiers textes, une vision dynamique de l’histoire.


L’ambiguïté qui caractérise le style de Tacite est telle qu’elle semble s’être étendue à la couverture de l’édition de ses Œuvres complètes que propose la collection « Bouquins ». On peut lire en effet : « Préface et nouvelles traductions de Catherine Salles ». Le pluriel « traductions » a son importance. Il indique, paradoxalement, que Catherine Salles n’a pas tout traduit. On lui doit le texte des premières proses de Tacite (Vie d’Agricola, Germanie, Dialogue des orateurs). Pour le reste, autrement dit pour les deux gros morceaux, les Histoires et les Annales, elle s’est contentée de revoir et corriger la traduction d’Henri Goelzer, qui lui-même n’avait, semble-t-il, pas craint pour certains passages de s’inspirer de la traduction publiée par Burnouf au XIXe siècle.


Cette « cuisine » a son importance. Parce que, si toute traduction est une entreprise désespérée, l’affaire se complique encore dans le cas de Tacite, dans la mesure où il n’est pas sûr qu’il sache toujours très bien lui-même ce qu’il veut dire. Victime de deux postulations qui caractérisent souvent le travail de tout historien, mais qui chez lui farouchement s’opposent, il regrette, d’un côté, le temps de la République romaine avec ses nobles vertus et un système qui, sans être parfait, limitait les luttes intestines sanglantes et évitait l’accession au pouvoir d’individus aussi redoutables que Néron ou Caligula ; de l’autre, il sait bien que le passé n’appartient qu’au passé et qu’il faut se résoudre à vivre à l’époque où l’on vit, si corrompue soit-elle. Le seul flashback possible est donc celui de l’histoire. Mais, peut-être parce que le travail avait déjà été fait dans une large mesure par Tite-Live, Tacite n’entreprend pas de raconter la République. Après s’être penché sur les vices de son temps en écrivant les Histoires, il remonte légèrement en arrière pour étudier la dégradation du système : s’attachant la plupart du temps aux joyeusetés sinistres de la cour des empereurs, les Annales peuvent sembler très loin de ce que nous appelons aujourd’hui « la nouvelle histoire », celle qui, dans le sillage de Flaubert, a souligné le fait que l’absence d’événements fait partie des événements et que les obscurs et les sans-grade forgent à leur manière la vie d’une nation tout autant que les princes et les généraux, mais sans doute convient-il de voir dans les portraits en mouvement de Tibère ou de Néron des métaphores de l’évolution de l’Empire romain tout entier. Les empereurs ne sont pas d’emblée tyranniques. Ils semblent même, au départ, animés de bonnes intentions. C’est peu à peu que la folie les gagne. Lentement mais sûrement, comme s’il était fatal que le pouvoir rende fou. C’est peut-être là qu’il conviendra de chercher l’origine de ces constructions asymétriques si chères à Tacite, ou de ces alternatives apparemment catégoriques… qui se poursuivent avec l’adjonction d’un troisième terme (soit A, soit B ; mais peut-être que C…). C’est que, à la suite de Tite-Live, mais en soulignant la chose encore plus que lui, Tacite, avocat de formation, et avocat brillant, nous dit-on, avait compris que l’histoire est la conséquence de données objectives, mais est aussi largement déterminée par les émotions, la mauvaise foi, l’ignorance, la démence de tel ou tel ou de la foule. Il y a du La Fontaine chez Tacite : il y a du Loup et l’agneau lorsqu’il nous explique que tel empereur s’inventait des craintes pour pouvoir sévir plus fortement.


Inutile de préciser que dans une telle œuvre, la frontière entre histoire et littérature, n’en déplaise à certains intégristes, n’existe pas. L’opposition sinistre entre Néron et sa mère ou la modestie hypocrite de Tibère ne seraient que des anecdotes si elles n’étaient aussi, comme nous l’avons dit, de très inquiétantes métaphores du pouvoir. Évidemment, tout cela ne laisse pas d’être déprimant, mais on pourra trouver d’assez nombreuses bouffées d’optimisme dans les œuvres de jeunesse qui occupent le premier quart du volume et qui justifient cette édition. Tacite n’était peut-être pas encore Tacite quand il racontait la vie de son beau-père Agricola ou lorsqu’il faisait dialoguer des orateurs, mais il ressort de ces « essais » une vision « dialectique » de l’histoire qu’on a le droit de préférer au tragique qui hante chaque page des Annales. Il semble, dans ces premiers textes, que Tacite croit encore en une certaine liberté de l’individu et en la possibilité d’un lien dynamique entre le passé et l’avenir. A la veille d’une bataille contre les Calédoniens, Agricola explique à ses hommes que l’enjeu n’est pas de vaincre les ennemis (puisqu’ils les ont déjà vaincus lors d’une précédente bataille), mais de se dépasser eux-mêmes. Dans le même ordre d’idée, l’orateur qui a pour maître un grand ancien est tenu de se démarquer de ce grand ancien, puisque celui-ci ne s’est imposé comme tel qu’en apportant quelque chose qui était inédit en son temps (en d’autres termes, Tacite affirme, bien avant Stendhal, que les classiques ne sont devenus classiques que parce qu’ils ont d’abord été de farouches romantiques…). Et si les Germain(e)s, par leurs mœurs pures, jettent le discrédit sur les débauches et la corruption des Romain(e)s, ils/elles n’en prouvent pas moins que la vertu n’est pas une valeur condamnée à disparaître. Il nous plaît de penser que c’est à la lumière des textes de jeunesse de Tacite qu’il convient de lire les Histoires et les Annales. La description des horreurs qu’elles égrènent n’est pas complaisance. Ces horreurs sont là pour nous suggérer entre les lignes que nous pouvons envisager l’existence d’un autre monde. Tacite est un historien qui nous dit ce qui a été fait, mais qui nous dit aussi que tout reste à faire. Il y a déjà chez lui le conservatisme progressiste d’un Chateaubriand. « Je ne pense pas, écrit-il dans la dernière page de son Agricola, qu’il faille empêcher les représentations façonnées en marbre ou en bronze. Mais ces portraits sont fragiles et périssables, comme le visage des hommes. La figure de l’esprit est éternelle, on ne peut la conserver et la reproduire au moyen d’une matière ou d’un art étrangers, mais par sa propre conduite. »


FAL

 

Tacite, Œuvres complètes — la Vie de Julius Agricola, De la Germanie, Dialogue des Orateurs, les Histoires, les Annales.

Préface et nouvelles traductions de Catherine Salles

Robert Laffont, Bouquins, janvier 2014, 30 €   

1 commentaire

L'histoire romaine est un bien précieux. Pour prolonger la réflexion de FAL sur Tacite, je suggère la lecture du livre d'Yves Roman, Empereurs et sénateurs, paru chez Fayard il y a une douzaine d'années, qui analyse en profondeur le regard de l'aristocratie sénatoriale romaine (dont Tacite est un des plus brillants historiens) sur ces empereurs qui l'avaient dépossédé de ses pouvoirs.