Souvenirs de la guerre récente

Inspiré par la lecture carcérale d'une nouvelle de Dino Buzzati, Les Sept Messagers, qui inscrit dans le temps la quête même de vivre et d'écrire, le prologue de ce nouveau roman de Carlos Liscano est un vade mecum d'une  grande portée littéraire et, surtout, pour le lecteur immédiat, d'une grande intelligence, de celles qui conduisent à se sentir meilleurs. Pourtant, entre la survie et l'absurdité la plus crasse, le personnage qui se souvient de sa guerre récente n'a rien a envié à un autre texte de Buzzati, plus célèbre, Le Désert des Tartares.

Car c'est d'attente qu'il est question ici. Attendre car le récitant est plongé de force dans un monde militarisé qui lui est parfaitement inconnu — il est pris de force par une milice et devient soldat dans un camp quelque part. En arrière, sur le front ? il n'y aura a proprement parlé aucune manifestation de l'ennemi, pendant les longues années que vont durer cette nouvelle vie, sinon parfois par bribes forgées de récits épars. Autant dire rien. Tout est conjonctures, la vie au camp aussi bien que le reste. Et le sort des soldats aussi bien que celui des officiers, enfermés au même titre que les autres au camp. C'est l'attente d'un événement qui justifiera tout ce qui a été échafaudé et qui va s'effondrant sur soi-même. Il faut que l'ennemi vienne, pour donner un sens à ces vies passées à l'attendre ! la thématique du Désert des Tartares — aussi bien que des Falaises de Marbres de Junger ou du Rivage des Syrtes de Gracq — est en place, mais avec ce hiatus admirable que l'on est dans le regard d'un simple soldat, minus habens militaire qui va révéler tout le tragi-comique de l'absurde situation qui le fait soi fixer un rocher plusieurs jours de suite, en faction, soit attendre comme on fait un vœu le café du matin, qu'il sait n'être qu'un peu d'eau chaude vierge de tout nectar et qu'il laissera refroidir...

Carlos Liscano, dont l'œuvre répond à cette exigence de s'interroger sur le sens de l'humain, pose ici, avec une simplicité de voix qui est tout un art, que c'est dans le minuscule et le non sens que l'homme, quand il est confronté à un système qui dépasse le cadre strict de son appréhension du réel, trouve son épanouissement. Ainsi, le récitant va-t-il survivre et même évoluer vers lui-même en trouvant sa place dans le camp. Il n'est pas prisonnier, il est soldat. Mais de quelle guerre ? rien ne se meut à l'horizon, et si c'est la farce d'un despote cruel, il enferme ses officiers avec, au risque de n'être plus rien. C'est comme un frémissement qui revient quand on s'assoupit et qu'on veut n'y plus croire, mais l'ennemi est là ! alors, poursuivre, toujours, la mécanique du vivant en s'investissant dans des projets absurdes et nécessaires. Ce sera un jardinet. Tout un monde, donc, dans le monde trop incompréhensible. Tout un monde où affirmer sa propre liberté.

Car dans la recherche de soi, par la paix, au sein du chaos, c'est le minuscule qui rapproche encore de soi, et l'abandon. Alors, voir les exercices militaires abscons (la garde d'un rocher) comme des étapes initiatiques réappropriées par le récitant, et faire de ces très beaux Souvenirs de la guerre récente un livre essentiel sur le sens du devenir homme, ce n'est pas démentir le pari de l'auteur : dire le très grand du dedans en l'écrasant a priori par un dehors absurde, dans une langue qui met l'accent à ne pas divertir le lecteur de cette mission étrange et aboutie : vouloir être ce pauvre hère perdu dans le sens, et le trouver beau.


Loïc Di Stefano

Carlos Liscano, Souvenir de la guerre récente, 10/18, août 2009, 160 pages, 6,50 euros

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.