Avis de lecteur sur Le Maréchal absolu (Pierre Jourde)

Je suis enfin venu à bout du Maréchal absolu, le roman somme que Pierre Jourde a publié à la rentrée. Je l'avoue, cette lecture a été longue et laborieuse.Il m'aura fallu plus d'un mois pour l'achever. A ma décharge, il faut dire que ce pavé se lit difficilement, pas tellement à cause de sa longueur (un peu plus de 750 pages), mais plutôt de son contenu, qui déroutera plus d'un lecteur par son ambition et sa démesure. L'auteur lui-même s'en inquiète dans une interview donnée auSalon littéraire début septembre. Plus récemment, il a reconnu à demi-mot sur son blog que le roman n'a pas rencontré son public. C'est bien dommage, car malgré ces difficultés, l'ouvrage mérite qu'on lui accorde un peu d'attention.

Construit sous la forme d'une tétralogie, le livre raconte la fin d'une dictature post-coloniale dans un pays imaginaire. Le premier chapitre s'ouvre sur un monologue dans lequel le tyran assiégé par les rebelles dans la capitale s'adresse à son fidèle secrétaire particulier avant de finir les vertèbres brisées dans une scène de pendaison qui rappelle fortement celle de Saddam Hussein. Dans le deuxième chapitre, le lecteur apprend avec stupeur que l'homme qui a été pendu n'était qu'un des innombrables sosies du Maréchal. Le vrai, lui (mais peut-être ne s'agit-il là encore que d'un double...), commente la chute du régime depuis l'une de ses innombrables abris secrets. Dans le troisième, c'est un personnage jusqu'alors secondaire qui prend la parole : cinquante ans après la chute du régime, l'agent des services spéciaux Schlangenfeld raconte à un journaliste les évènements auxquels elle a assisté et met en scène le rôle trouble joué par les services secrets dans l'ascension et la chute du despote. Enfin, dans le quatrième et dernier chapitre, c'est le secrétaire particulier lui-même qui, encore bien des années plus tard, se remémore depuis son lit d'hôpital les derniers jours du Maréchal et sa tentative désespérée pour reconquérir le pouvoir.

Vous l'aurez deviné à la lecture de ce résumé : Le Maréchal absolu est un récit complexe, polyphonique et multiple. Il fait se croiser une série de points de vue différents sur des événements par nature confus, navigue entre le passé, le présent et l'avenir dans un tourbillon vertigineux qui laisse le lecteur étourdi. Cette narration sophistiquée pousse jusqu'à son paroxysme un jeu de reflets dans lequel nous venons à douter de la réalité et de la fiction. Qui parle ? Qui est le vrai Maréchal parmi tous ces sosies ? Qui se cache derrière ce "tu" destinataire ? Comment se retrouver dans ce délire égotiste ?

L'ouvrage porte le nom de roman, mais, à y regarder de plus près, il appartient en fait à une multiplicité de genres littéraires : l'épopée, le récit fantastique, le manuel de sciences politiques, le roman d'apprentissage, le roman historique, le récit picaresque, le roman d'espionnage, la farce rabelaisienne, le roman burlesque et même le théâtre comique entrent dans sa composition. Il y a du Machiavel dans ce récit, par la manière dont il met à nu les rouages de la mécanique du pouvoir, mais aussi une réflexion philosophique sur les rapports entre la réalité et la fiction, une synthèse historique des régimes dictatoriaux issus de la décolonisation et de la guerre froide, une farce burlesque à la Ubu roi, un plaidoyer humaniste pour la libération de la femme dans les régimes soumis à la loi islamique…. Ce roman touche à tout est un objet à l'ambition démesurée. Pas étonnant qu'il ait dérouté les lecteurs et la critique.

Pour ma part, je l'avoue, j'ai dû me faire un peu violence pour l'apprécier véritablement. Dans un premier temps, j'ai été rebuté par la trivialité et la truculence dont il se réclame. Il est vrai que le corps y est omniprésent, de préférence laid, obscène, obèse, difforme, gangréné, répugnant, déliquescent et putréfié. Mais une fois parvenu à rentrer dans l'univers de l'écrivain, je me suis pris au jeu, et au moment de refermer le livre, je n'ai pas regretté mes efforts. 

Cette critique est également disponible sur le blog de Marc Bordier. (www.marcbordier.com)

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3 commentaires

Merci pour ce beau papier ! La difficulté est un défi, le plus ambitieux au delà des 750 pages est d'échapper aux codes littéraires classiques, chose faite apparemment....! Bien envie de le lire ! 

L'oeuvre trop volumineuse renferme des nécessités d'appréhension propre, mais c'est comme pour Belle du Seigneur ou Voyage au bout de la nuit des expériences bouleversantes

L'approche de la réalité par la mise en avant de plusieurs points de vue, et la construction en 4 parties me font énormément penser au Quatuor d'Alexandrie, de Lawrence Durrell, dont on fête le centenaire de la naissance en cette année 2012. L'auteur cite-t-il Durrell parmi ses influences ? Quoi qu'il en soit, un autre chef d’œuvre à placer à côté des ouvrages cités par Loïc, me semble-t-il.