Ingrid Astier : Naissance d'un écrivain

Ingrid Astier : ce nom ne vous dit probablement rien. Tel était mon cas, ce jour d’août 2013, où je me suis assis à côté d’elle, lors d’un salon du livre, à Noirmoutier.  Cette jeune femme avait écrit deux gros livres, et paraissait se morfondre, dans son coin. Quand j’ai découvert que ces deux livres étaient des romans policiers, et qui plus est, publiés en Série noire (Gallimard), mon intérêt s’est soudain éveillé.
La Série noire ! Cette mythique collection avait accueilli le meilleur du « polar » : Albert Simonin et James Hadley Chase, avant-hier,  ADG et José Giovanni, hier. Et tant d’autres. Plusieurs centaines de Série noire, complets de leur jaquette de papier, bien entendu, garnissent les rayons de ma bibliothèque, quelque part dans le Berry (je ne donne pas l’adresse, par crainte d’être cambriolé !)

 

Mais revenons à Ingrid Astier.  Ses deux romans s’appellent Quai des enfers et Angle mort. Disons tout de suite qu’ils présentent une extraordinaire originalité par rapport à un Série noire traditionnel. Certes il y a des voleurs et des assassins d’un côté, et des policiers de l’autre. Certes tout part d’un crime, et chacun des deux livres nous fait participer en fait, de l’intérieur, à une enquête policière. Mais nous sommes davantage dans le roman/roman que dans le policier. Et Ingrid Astier ne se contente pas de raconter une histoire. Elle fait vivre un univers, et même plusieurs. Elle campe des personnages, à la façon d’un Simenon, avec une crédibilité telle qu’on se demande comment une femme si jeune (et si charmante) peut avoir engrangé une telle connaissance de milieux aussi différents, souvent marginaux, voire carrément dangereux. Elle s’en est expliquée : chacun de ses livres lui a demandé prés de trois années de travail. Elle a suivi les policiers de la BAC, elle a navigué avec ceux de la brigade fluviale. Mais elle a aussi fréquenté les clochards des quais de Seine, la franc-maçonnerie des pécheurs parisiens, et bien évidemment les bandes sans foi ni loi d’Aubervilliers ou de Saint-Denis. Tout cela nous est restitué dans ces deux gros livres foisonnants. Ses descriptions des lieux, les comportements de ses personnages, le vocabulaire de ses héros et de ses antihéros, leurs modes de raisonnement, rien de ne vient de son imagination. Tout est vrai, ou vraisemblable. Ses romans policiers sont en fait des romans/romans, comme je l’ai dit plus haut, mais ils tiennent aussi de l’étude ethnographique. Ils nous font pénétrer dans un univers – et même plusieurs -  dont on ne sort pas indemne.

 

Quai des enfers a pour décor principal la Seine, dans l’aube fantomatique des hivers parisiens. Le cadavre d’une jeune femme, soigneusement enveloppé dans un suaire, descend le fleuve sur une barque volée, pour venir s’échouer devant le 36 quai des Orfèvres. Et l’aventure commence.

 

L’essentiel d’Angle mort se situe, lui, à Aubervilliers. Une bande très dangereuse y sévit. Chaque ethnie a ses pratiques délictueuses : la casse, le racket, la drogue, le vol à l’arraché, etc. L’un de ces voyous est un espagnol, Diego. On peut le croire inaccessible à tout sentiment humain. Pourtant il a un point faible : sa sœur, Adriana, trapéziste dans un cirque. Causera-t-elle sa perte, ou sera-t-elle l’élément de sa rédemption ? Il y a là un angle mort…

 

Il se trouve que j’ai lu Angle mort, peu de temps après avoir lu l’un des succès littéraires de l’année 2012 : le gros roman du suisse Joël Dicker : La Vérité sur Henry Quebert, livre de 600 pages, classé, lui, et assez abusivement, pour le coup, dans la catégorie des romans/romans. Outre son Obamania sirupeuse, La Vérité… présente le défaut de se terminer façon Da Vinci Code, en une série de rebondissements à répétition. À chaque fois que l’on croit tenir la réponse à l’énigme centrale (l’assassinat d’une jeune fille de quinze ans, amoureuse d’un écrivain qui pourrait être son père), de nouveaux faits viennent redistribuer les cartes. À la longue le procédé est très lassant. Les éditeurs de Joêl Dicker sont les excellents Fallois et L’Âge d’Homme, et on ne peut que se réjouir du succès de leur poulain. Mais La Vérité… déroule un fil qui ressemble parfois à un câble, et on aurait aimé a contrario qu’un livre comme Angle mort, qui se situe à cent coudées au-dessus de La Vérité… bénéficie lui aussi d’un engouement de cette nature. Espérons que le troisième opus de la série imaginée par Ingrid Astier, qui nous est annoncé, mais qui ne devrait paraitre que dans trois ans, si on a bien compris, lui apporte une vraie reconnaissance dans ce monde difficile et si concurrentiel de la littérature.

 

Qui est Ingrid Astier ? À la vérité, je n’en sais rien. D’une longue interview, à la terrasse du Café du Commerce, à Ars-en-Ré, je n’ai rien pu tirer. J’ai juste réussi à découvrir qu’elle était normalienne (ce qui, pour moi, n’est pas rien). Qu’elle est originaire de Bourgogne. Qu’elle aime les armes à feu et les ponts de la Seine, Cioran et le chocolat. Que pense-t-elle ? Difficile de le dire. Certes elle n’aime pas le politiquement correct et le prêt-à-penser, mais elle n’en dira pas plus. Qui sont ses parents et que font-ils dans la vie ? Même cela, elle refusera de l’évoquer, accentuant son mystère (je crois pourtant avoir trouvé. Merci, internet !).

 

Mais retenez bien ce nom : Ingrid Astier. C’est son œuvre qui compte. Cette femme est un authentique écrivain. Si elle persévère dans la voie difficile quelle a choisi, je vous jure qu’on en reparlera. Sous tous les angles, cette fois !

 

Francis Bergeron

 

Ingrid Astier, Quai des enfers, Série noire, Gallimard 2010.

Ingrid Astier, Angle mort, Série noire, Gallimard 2013

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